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avec enthousiasme d’un certain vin de Champagne, d’une marque qui précédemment lui était inconnue, que l’ex-chancelier lui avait fait boire et il se montrait surtout préoccupé de savoir si cette marque existait dans les restaurans berlinois. On a raconté dans les milieux diplomatiques qu’ayant fini par la découvrir, il avait invité les secrétaires et attachés de son ambassade à venir déguster ce fameux vin en cabinet particulier.

— C’est tout ce qu’il nous a raconté de son voyage à Friedrichsruhe, avouait l’un des convives.

La curiosité des personnages de la Cour était donc déçue et l’on en était réduit aux conjectures en ce qui touchait les desseins de l’ex-chancelier. Du reste, à Berlin, un esprit nouveau semblait s’être emparé du monde officiel. Depuis le départ de Bismarck, on y respirait plus librement.

« Je suis frappé de deux choses, écrivait dans son journal le prince de Hohenlohe : premièrement, c’est que personne n’a de loisirs et l’on vit dans une agitation inconnue auparavant ; deuxièmement, les individus sont imbus d’eux-mêmes. Chacun se sent un personnage, tandis qu’auparavant les individus étaient rapetisses et comprimés par l’influence indiscutée de Bismarck. Ils se gonflent maintenant comme des éponges trempées dans l’eau. »

Non seulement ils se gonflaient, mais ceux-là mêmes qui s’étaient particulièrement signalés par leur platitude et leur servilité devant le tout-puissant chancelier semblaient tirer orgueil d’avoir oublié les services dont ils lui étaient redevables et d’afficher leur ingratitude comme s’ils espéraient y trouver profit. Elle se manifestait à tout instant, tantôt par l’hostilité venimeuse de leurs propos où ils reprochaient à Bismarck les faveurs dont il avait comblé ses fils, l’aîné surtout qui, sans talent au-dessus de la moyenne, était à trente-huit ans secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères et morigénait ses collègues, tantôt, par des procédés de goujat, comme par exemple lorsque, au mois d’août, Herbert de Bismarck étant revenu à Berlin et voulant prendre congé des principaux de ses anciens subordonnés, les invitait à un dîner d’adieu. Quatre d’entre eux qui lui devaient leur avancement, refusaient son invitation, et un cinquième n’y répondait même pas. Mais c’est au grand-duc de Bade qu’était réservé l’honneur de lui donner le coup de pied de l’âne. En causant avec l’Empereur, il