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berlinoise un accueil empressé, mais dans lequel rien ne rappelait le caractère enthousiaste de la réception de 1892. Du reste, le lendemain, les journaux constataient qu’il n’était plus en état de prendre part aux affaires. Dans les milieux politiques, on regrettait que la série des hommes de génie fût épuisée :

« Bismarck et Moltke ne sont pas remplacés ; leurs successeurs n’ont que des qualités secondaires qui n’inspirent à, l’Allemagne ni confiance ni orgueil. »

La visite n’avait donc pas produit ce qu’on en attendait. Le comte Szgyenyi, ambassadeur d’Autriche, écrivait : « Avant trois semaines, le prince de Bismarck, qui s’aperçoit déjà peut-être qu’il a été joué, recommencera de nouveau ses attaques ; ce n’est qu’une trêve. » Les bismarckiens pensaient de même, ils se plaignaient que l’Empereur n’eût pas devancé le visiteur en allant lui-même à Friedrichsruhe. Hohenlohe, ayant constaté devant lui leur mécontentement, il répliquait :

— Je le sais bien ; mais ils auraient pu attendre longtemps. Il fallait qu’il vint ici.

L’épisode que nous venons de raconter est le seul qui compte dans les dernières années de la vie de Bismarck. A dater de ce moment, et bien qu’il laisse Maximilien Harden poursuivre sa campagne contre Guillaume II, il semble devenir indifférent à ce qui se passe autour de lui. La mort de sa femme, survenue au mois de novembre, n’est sans doute pas étrangère à ce changement. Elle avait été pour lui une compagne fidèle et souvent secourable, uniquement appliquée à l’entourer de soins, d’attentions et de prévenances, telle une prêtresse passionnée pour l’objet de son culte. Le jour où elle lui manqua, le solitaire de Friedrichsruhe fut désemparé, d’autant plus que ses amis peu à peu étaient devenus plus rares et qu’il sentait le vide se faire autour de lui.

L’Empereur, cependant, toujours insensible en apparence à ces dispositions malveillantes, continuait à lui manifester sa déférence et sa sollicitude. Au commencement de 1895, il le nomme membre du Conseil d’Etat, en lui conférant la fonction de vice-président de cette assemblée. C’est le prince de Hohenlohe, devenu chancelier à la place de Caprivi, qui va porter à Friedrichsruhe la nouvelle de cette nomination, que Bismarck accueille avec une apparence de gratitude qu’on devine toute de convention et dépourvue de sincérité.