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hommes vertueux. Quand tout devrait mourir avec celui-ci, son état, même dans cette courte vie, serait le plus désirable de tous. Le préjugé contraire a sa source dans l’éclat qui éblouit les hommes et leur fait supposer que les grandeurs et les richesses, auxquelles il n’est pas sans exemple que les coupables soient parvenus, constituent le bonheur. Mais tous ceux qui ont essayé des unes et des autres, savent que les jouissances que donnent les richesses ou les grandeurs ne durent que quelques jours. L’habitude les rend bientôt insipides et ne laisse plus de sensibilité que pour les soins et les soucis qui accompagnent les grandes fortunes ou les positions élevées. Quand un célèbre millionnaire disait, au milieu de ses trésors que les chagrins ou les remords étaient venus corrompre : « Les pauvres riches sont bien malheureux ! » il le disait du fond du cœur, et ce mot peint l’ennui profond dont il était dévoré.

Juger du bonheur des hommes par leur opulence ou par le rang qu’ils tiennent, est donc en juger en aveugles, et quand il serait vrai que les méchans parviennent plus aisément aux grandes places, à la haute fortune, à ce qu’on appelle les plaisirs, que les gens de bien, il n’en faudrait pas conclure qu’ils sont plus heureux ni que leur sort est préférable.

Mais il est faux que le crime soit un bon moyen pour arriver à la richesse ou à l’illustration. Pour un scélérat parvenu, il y en a des milliers qui pourrissent dans la fange du mépris, du déshonneur, de la misère. Quand ils ont eu les plus grands succès, un seul accident qui les démasque suffit pour leur faire tout perdre sans retour. Ils marchent toujours sur le bord glissant d’un précipice. Ils le savent, et l’inquiétude, la crainte, la terreur qui en naissent empoisonnent leur existence et les rendent les plus malheureux des mortels. Cromwell, cet homme audacieux qui, citoyen obscur, changea la face de sa patrie et presque du monde, n’osait quitter deux jours son lit et sa chambre et ne se faisait raser que par ses enfans[1]. Thomas Koulikan, qui regorgeait d’or, de puissance, de succès, de victoires, ne laissait approcher de lui son meilleur ami qu’à dix pas. Le célèbre Anglais, vainqueur des Français dans l’Inde, conquérant du plus beau pays de l’univers, riche de 60 millions, triomphant des accusai ions qu’on avait élevées contre lui

  1. Denys d’Halicarnasse se faisait brûler la barbe avec l’aide de ses filles, de crainte d’être égorgé par son barbier. (Cf. Tusculanes de Cicéron.)