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Toutes les imprécations des Prophètes, toutes les fureurs d’Ezéchiel passaient par la bouche des Parnassim contre le lévite rebelle, contre ce Spinoza qui discutait la souveraineté des dogmes et qui vivait en marge de la « nouvelle Jérusalem » dans le commerce des Gentils.

Un premier avertissement lui fut donné, un soir, à la sortie du théâtre. Un fanatique le frappa d’un coup de poignard qui traversa son manteau sans lui faire de grave blessure. Mais Spinoza ne reprit pas sa place parmi les lévites de la Synagogue. Enfin, les Parnassim lui offrirent une pension de mille florins en le sommant de revenir sous leur autorité. Il faut voir dans cette manifestation, à demi conciliante, le dernier effort de Ménassé-ben-Israël pour conjurer la foudre qui allait frapper Spinoza.


VII

Le rabbi tolérant s’était embarqué, à l’automne de 1655, pour se rendre auprès du Protecteur d’Angleterre, qui le reçut vers le milieu de décembre. Il apportait les propositions de toutes les Juiveries d’Europe, dont il avait les pleins pouvoirs.

Il se présenta, non pas comme un suppliant, mais en ambassadeur traitant de peuple à peuple, de puissance à puissance, car il offrait l’appui de la fortune secrète de sa race à l’astucieux homme d’Etat qui couvrait de mobiles religieux toutes ses actions politiques, et il l’aborda en lui donnant l’assurance qu’il était ce Messie promis à son peuple, depuis de longs siècles, par les prophètes d’Israël ; le « Messie Cromwell » qui lui avait été signalé par les Arcanes de la Cabbale[1] !

Il lui montra une immensité de Juifs vivant dans les Espagnes d’Amérique et n’attendant qu’un signal pour se libérer au bénéfice du Protecteur ; il lit entrevoir aussi que la Surinam des Hollandais avait beaucoup de ses coreligionnaires. Enfin, il déposa un projet en sept articles, où il demanda que les Juifs pussent venir en foule s’établir dans la ville de Londres et dans tout le territoire de la République d’Angleterre, y compris ses

  1. Le rôle que lui prêta V. Hugo dans Cromwell est en contradiction formelle avec la vérité historique, mais il fallait au poète une figure de sous-Shylock ; c’est pourquoi il donna cet aspect de vieillard sordide et cette âme ténébreuse à l’éminent rabbin, de 50 ans, qui correspondait avec tous les savans d’Europe.