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asile. Il en arrivait parfois sept à huit cents dans une même journée ; du 1er septembre au 8 octobre 1687, ils affluèrent au nombre de plus de huit mille. Genève dépensait à peu près cinq cents écus par mois, pour subvenir à leurs plus urgentes misères. Mais Louis XIV prétendit exiger qu’ils s’en allassent plus loin, que Genève ne fût pour eux qu’une étape. Pour la première fois, une puissance étrangère voulait empêcher la cité genevoise d’accueillir ceux qui expiaient en un cruel exil le crime de prier comme elle priait elle-même. Et l’on ne pouvait résister ouvertement à cette puissance-là, qui donnait l’ordre au Gouvernement de Gex d’interdire l’exportation du blé à Genève, si Genève ne cédait pas. Trop de monde, trop d’attroupemens, grondait sans cesse le résident de France.

Genève fit partir, avec un certain éclat, pour d’autres villes suisses, ou bien pour l’Allemagne, un grand nombre de réfugiés ; d’autres, qu’on put cacher à la vigilance du Résident de France, et à qui l’on évitait même, souvent, de donner un billet de logement, demeurèrent secrètement, et peu à peu prirent racine. Huit ans après la Révocation, on estimait que sur 16 100 habitans, la ville de Genève possédait 3 300 réfugiés.

De par la volonté du Grand Roi, la messe avait eu droit d’asile à Genève, chez son Résident, mais, en dépit de sa volonté, Genève maintenait droit d’asile chez elle, pour quelques milliers de proscrits ; et bientôt elle allait faire construire, sous leurs regards émus, ce temple de la Fusterie, qui leur rappelait exactement, par son ordonnance architecturale, le temple de Charenton, détruit sur l’ordre de Louis XIV. Ces deux épisodes, dont le premier marquait une défaite des Genevois, le second une défaite du Grand Roi, étaient, en définitive, pour l’esprit de générosité politique, une double victoire.

La tristesse de Genève n’avait pas le droit de se changer en joie, lorsque, çà et là dans le monde, la Réforme remportait quelque succès militaire. Le Résident de France était là pour réprimer chez les Genevois tout élan d’allégresse. Il fallut que les magistrats allassent s’excuser près de lui quand la défaite des catholiques irlandais à la Boyne fut célébrée par des feux de joie. Et le grand-père de Jean-Jacques, qui, comme dizainier du quartier de la Cité, avait laissé toute licence aux hosannas et aux pompes, fut censuré, par égard pour son voisin le Résident.

Le spectre des troupes du Grand Roi hanta, durant plusieurs