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théâtrales qui risquaient de livrer à des influences cosmopolites sa petite patrie très aimée. Mais Rousseau paraissait plus à l’aise dans son réquisitoire contre le théâtre que dans son plaidoyer pour les pasteurs ; au demeurant, n’était-il pas mieux qualifié pour parler comme nationaliste que pour parler comme fidèle ? Sur le point où l’Église de Genève croyait encore, en ce temps-là, que son honneur fût intéressé, sur le credo des pasteurs, Rousseau demeurait bien vague, bien fuyant, et surtout bien coulant. Le protestantisme de Julie mourante dans La Nouvelle Héloïse, protestantisme qui tire son unique règle de l’Écriture et de la raison, était, à cette époque, le protestantisme même de Rousseau ; c’était un protestantisme sans credo, et tout prêt à taxer d’intolérance quiconque voudrait lui en imposer un ; c’était un protestantisme tout moraliste, se réclamant d’« un Jésus qui a peu subtilisé sur le dogme et beaucoup insisté sur les devoirs. » Tel était l’état d’âme de l’éloquent avocat qui se portait garant pour l’orthodoxie des pasteurs de Genève.

Les polémiques s’échauffaient : la question du credo, celle du théâtre, celle, aussi, des droits civiques des bourgeois, s’entremêlaient à vue d’œil, et c’était une joie pour Voltaire d’embrouiller tout cela. Il jouait à travers cet imbroglio, d’un jeu si juste et si serré, qu’il finit par brouiller Genève et Rousseau, et que sur Rousseau tombèrent les pénalités de Genève, et que sur Genève tombèrent des pages vengeresses de Rousseau. Le zèle des patriciens, sans même prendre avis du pouvoir religieux, fit brûler en 1762 le Contrat social et l’Émile, et fit interdire à Jean-Jacques le canton même de Berne. « Quelle extravagante inquisition ! écrivait-il à son ami le ministre Moultou. On n’en ferait pas autant chez les catholiques. Ces gens-là sont bien bêtement rogues. » Le Bernois Haller, en apprenant la combustion solennelle de l’Émile, en avait complimenté le naturaliste genevois Charles Bonnet : « Il fallait un arrêt pareil, lui écrivait-il, pour rétablir l’honneur de l’Église de Genève. Dans mes voyages, le reproche général était déjà que les protestans n’avaient point de religion. » Et Bonnet de proclamer gaiement : « Il y a deux cents ans, nous eussions fait rôtir Rousseau, nous nous sommes bornés à faire rôtir ses livres. » Le patriciat de Genève avait fait rôtir ces livres pour quelques raisons d’ordre politique, et puis pour montrer, aussi, que Genève avait toujours souci de l’orthodoxie ; mais la preuve allait faire faillite.