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Genevois de jadis ; les élèves de Rousseau, ce « frère authentique de Pelage, » savaient que l’homme était né bon. Cette originale ville-église, qui avait nom Genève, s’était fondée pour proclamer aux oreilles du monde chrétien la corruption profonde, intégrale, irrémédiable, de la nature humaine ; le caractère confessionnel de cette ville était aujourd’hui maintenu par des hommes dont la plupart croyaient à la bonté de cette nature.

Qu’ils crussent en même temps à la Providence, à la vie future, au bonheur des justes, au châtiment des méchans, cela suffisait à l’auteur du Contrat ; il n’aurait même pas voulu qu’on exigeât quelque chose de plus. Et précisément, la plupart des Genevois qui, en 1794, imposaient à tout citoyen de Genève la profession de la foi protestante ne mettaient pas beaucoup plus, sous l’étiquette de foi protestante, que les affirmations du déisme. Un protestantisme en grande partie vidé de son contenu dogmatique, appuyant allègrement sa dictature dans Genève sur certaines maximes que Rousseau déclarait expressément contraires à celles de l’Evangile, et s’enracinant opiniâtrement, au nom même de ces maximes, dans son parti pris de refuser au papisme toute liberté : telle était la religion de cette Genève révolutionnaire, qui venait de resserrer, solennellement, son unité confessionnelle. Le peuple de Dieu, fils de Calvin, avait repoussé les papistes comme idolâtres. Le peuple de Dieu, fils du Contrat social, les repoussait en outre comme « insociables, » comme ne pouvant pas avoir les sentimens de sociabilité genevoise sans lesquels il paraissait impossible d’être bon citoyen genevois. Ainsi continuaient de se hisser, tout autour de cette prodigieuse bande de terre, les remparts dressés par Calvin contre l’autre confession chrétienne : ils se hissaient désormais sous les auspices de Rousseau, de ce Rousseau qui avait sapé la base même de la dogmatique calvinienne et dont le persuasif génie devait exercer sur le protestantisme du XIXe siècle, et plus encore sur celui du XXe, une influence de plus en plus forte, et tout à la fois édifiante et dissolvante.


GEORGES GOYAU.