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lagune solitaire, qui protégeait leur sommeil, et où aucun murmure ne trahissait leur présence.

« Le pêcheur ayant déroulé son filet et solidement fixé sa barque au poteau, nous retournâmes dans sa hutte, où je partageai son frugal repas, consistant en une croûte de pain de seigle, un morceau de fromage et une cruche de vin rosé. Quand il m’eut énuméré tous les poissons qu’il allait trouver le lendemain dans son filet, depuis les goujons argentés jusqu’aux brochets et aux carpes chatoyantes de mille couleurs, je me couchai près de la hutte, la tête appuyée sur une gerbe de roseaux, et là, devant les constellations, qui déjà peuplaient l’espace de leurs figures énigmatiques, je me livrai à une méditation inquiète.

« Une identification involontaire se produisit alors, dans mon esprit, entre le spectacle aérien dont j’avais été témoin et le destin de l’âme alsacienne, dont je vivais en moi-même à cette époque l’expansion multiple et dont les astres implacables semblaient darder maintenant dans mon cœur la fatalité tragique. L’Alsace, me disais-je, ce long couloir qui va du Sud au Nord, n’a pas été, au cours de l’histoire, un centre de civilisation déterminée, mais un lieu de passage, de contact et de mélange. Divisée entre tant de maîtres, qui se la sont disputée, elle n’a pas eu le loisir de se ramasser sur elle-même. Et en cela nous lui ressemblons presque tous, nous ses fils. Pareilles à ces oiseaux migrateurs, les idées nous sont venues de tous les points de l’horizon. Du Sud, par les passages des Alpes, nous est arrivée la tradition latine avec les reliques et les mirages d’Orient. Par le Nord s’infiltrèrent les idées mystiques, les métaphysiques nébuleuses. L’Allemagne nous a inondés de légendes merveilleuses et de chants romantiques, tandis que la grâce et la courtoisie, la chevalerie et la liberté, nous sont venues du beau pays de France. Mais qu’avons-nous fait de toutes ces richesses ? Avons-nous su étreindre tout ce que nous avons embrassé, transformer en quelque chose de nouveau tout ce que nous avons assimilé ? Nous vivons dans un monde de contradictions et nous manquons d’un centre de gravité. Entre l’Allemagne et la France, quel est notre signe distinctif ? serons-nous toujours des amphibies et vivrons-nous tantôt dans le marécage du fleuve allemand, tantôt sur la terre française ? Ressemblerons-nous éternellement aux grenouilles qui coassent sous ces roseaux,