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avili et s’est abêti. Désespère-t-il de voir le monde rajeunir ? Non pas ! A la veille de la Révolution, quand déjà se manifestent avec évidence les premières velléités du changement, les plus cruels satiristes de leur temps sont crédules au projet de régénérer l’univers. Chénier compte et comptera, non pas jusqu’à la veille de sa mort, sur les énergumènes pour détruire l’édifice vermoulu et — c’est ici la folie ! — pour rebâtir. Les énergumènes le déçurent avant de le guillotiner.

Il déteste Pascal et Voltaire. Mais il admire Montesquieu et Rousseau : Montesquieu, parce qu’il voit en lui la raison ; Rousseau, parce qu’il voit en lui la nature. Comme Rousseau, il a son utopie, sa Genève idéale : et c’est l’antiquité. Si tout le mal du monde vient de sa vieillesse, il faut le rajeunir et, pour le rajeunir, le ramener aux pures origines ; il faut retourner à l’antiquité qui fut la jeunesse du monde. « Les premiers anciens inventaient ; nos grands hommes étaient obligés de réparer. » Vivre la vie nouvelle et ne point ressasser la vie séculaire : voilà le rêve de Chénier, son rêve politique et poétique. On a souvent commenté son précepte : faire, sur des pensers nouveaux, des vers antiques. Pour entendre exactement ce que signifie son précepte, méditons ces lignes de l’essai Sur la perfection et la décadence des lettres : « Il faut refaire des comédies à la manière antique. Plusieurs personnes s’imagineraient que je veux dire par-là qu’il faut y peindre les mœurs antiques. Je veux dire précisément le contraire. » En d’autres termes, ce qu’il nous invite à imiter des anciens, c’est leur don de ne pas imiter une longue littérature et qui, pendant des siècles, a pris des manies : comme eux, imitons la nature. A tort ou à raison, — je crois qu’il se trompe en quelque manière, — Chénier s’est figuré l’antiquité, l’antiquité grecque surtout, comme une époque privilégiée, préservée, où le pur esprit des hommes regardait la nature avec ingénuité. C’est leur ingénuité qu’il envie aux poètes de la Grèce et qu’il leur demande : leur poésie est sa fontaine de Jouvence. Toute sa pensée esthétique, et morale aussi, la voici dans un passage du même essai Sur la perfection et la décadence des lettres : « Il ne suffit pas dans les arts de ne jamais s’écarter grossièrement de la vérité : il faut être vrai avec force et précision, c’est-à-dire être naïf… » Naïf, nativus : tel qu’à sa naissance, — tel qu’à la naissance du monde, et enfin tel que furent les anciens, ces jeunes hommes. La naïveté, ne croyez pas que ce ne soit qu’une « franchise innocente et presque enfantine » dans les sentimens et les mots : « La naïveté est le point de perfection de tous les arts et de chaque genre dans tous les arts. Vous pouvez avoir un beau choix de mots,