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brigandage ; mais elle n’en fait pas moins illusion aux yeux de tous ceux qui confondent la culture avec l’instruction primaire et croient que la civilisation d’un peuple se mesure à la perfection de ses horaires de chemins de fer.

Qu’il y ait eu, dans l’Allemagne de ces dernières années, quelques esprits assez élevés, assez libres pour se révolter contre cette conception de la culture, c’est incontestable ; mais leur voix était bien faible, bien hésitante, et le tumulte des armes l’a aussitôt étouffée. Ils ne comptaient guère dans le vaste empire bureaucratique : le jour où parurent les avis de « menace de guerre, » ils n’ont plus compté du tout, et, comme pour faire oublier leur indépendance de jadis, la plupart d’entre eux se sont empressés de faire étalage du pangermanisme le plus brutal. Quelques-uns se taisent. Peut-être reprendront-ils la parole un jour, mais, pour le moment, il n’est que trop certain que l’Allemagne savante, l’Allemagne intellectuelle tout entière est mobilisée. Elle suit les armées ou elle les précède, elle met la métaphysique au service de l’Empire et collectionne les argumens pour prouver le bon droit allemand et, au besoin, pour justifier l’iniquité allemande. Leurs Excellences les savans d’Empire obéissent au mot d’ordre prussien comme le dernier des soldats de la Garde.


C’est cette culture tout administrative que l’Allemagne eut voulu imposer à l’Europe, non seulement dans un dessein de domination, mais aussi parce que, très sincèrement, elle la croyait supérieure à toutes les autres. Et, bien que cela paraisse aujourd’hui assez extraordinaire, il n’est pas inutile de le rappeler, l’Europe n’était pas aussi éloignée de l’accepter qu’on pourrait le supposer. En Angleterre, en Italie, partout, même en France, l’Allemagne comptait des admirateurs aveugles. La guerre actuelle, au regard de l’histoire, sera peut-être considérée comme un bienfait : elle aura sauvé le monde d’une sorte de conspiration germanique qui aurait fini par l’étouffer. De toutes façons, elle aura jeté sa cruelle lumière dans ce monde cosmopolite où fermentaient tant d’obscures passions, tant d’idées indécises et dangereuses, et tant d’intérêts inavouables. Elle aura éclairé la France et l’esprit français sur le plus grave danger qui les ait jamais menacés.