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Il ne faut pas s’attarder à ce qu’il y a de douloureux dans cette lettre : nous n’avons plus beaucoup de pitié disponible pour les chagrins des neutres. Mais il est précieux de constater que des cosmopolites de cette espèce reviennent à une vue claire des choses.

La civilisation européenne est un équilibre qu’on ne peut fausser sans le ruiner tout entier.

« Ce que n’ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, disait Renan dans la conférence célèbre où il se demandait : « Qu’est-ce qu’une nation ? » personne probablement ne le pourra dans l’avenir. L’établissement d’un nouvel empire romain, ou d’un nouvel empire de Charlemagne, est devenu une impossibilité. La division de l’Europe est trop grande pour qu’une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles ; une sorte d’équilibre est établi pour longtemps. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines d’années, malgré les aventures qu’elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d’un damier dont les cases varient sans cesse, mais ne se confondent jamais tout à fait. »

Ces idées si nettes et si raisonnables avaient été un instant comme recouvertes d’un réseau de subtilités pédantes par-là propagande allemande. La guerre les a remises en pleine lumière, et l’Europe, qui les a jadis défendues contre la France, commence enfin à distinguer que c’est la France qui en est la véritable gardienne, et à voir clairement que la victoire des Alliés rendrait seule possible la reprise de la vie internationale. Je crois qu’elle ne fait plus difficulté d’admettre que la culture française doit y reprendre son rang, le premier rang. Non pas que l’Angleterre, la Russie, l’Italie, qui auront la plus large part dans l’établissement du nouveau statut des nations, n’aient pas à jouer un grand rôle dans le développement de l’esprit européen ; mais, pour brillante qu’elle soit, la culture de ces grands pays n’aura jamais le caractère d’universalité de la culture française : elle ne saurait se superposer à la civilisa-lion nationale des petits pays. La pensée slave, a qui nous devons tant de découvertes dans le domaine psychologique, est trop lointaine ; l’esprit anglais, dont la qualité fondamentale est de s’appliquer immédiatement au réel par une sorte