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dans les auberges rassemblera autour de lui les notables et les bonzes. Mais quelle différence ! Ils ne ressembleront guère à ces cuistres chez qui la familiarité a quelque chose de plus grossier que les injures.

En Italie, il apprit à mendier, et, ce qui est plus désagréable, mais ce qui était encore plus utile, à braver le ridicule que vous donne une langue mal connue et mal parlée, quand vous vous adressez à la foule, si peu indulgente aux fautes d’accent et aux mots défigurés. On le vit dans les marchés italiens, lui, le savant maître ès-arts, la robe retroussée jusqu’aux genoux, quêtant des marchandes de légumes une pomme ou un chou qu’il recevait avec humilité. Il s’en allait aussi sur les places agitant sa main et son chapeau et criant : « Venez ouïr la parole de Dieu ! » Quand il avait réuni quelques badauds, il commençait à leur parler de Jésus. On riait de son mauvais italien. « Quelque fou, je pense ! » murmuraient les bourgeois qui haussaient les épaules et s’éloignaient. Mais, peu à peu, le timbre de sa voix, son émotion, ces mouvemens du cœur, qui refoulent toutes les défiances et qui rejettent des deux côtés du chemin toutes les moqueries, lui frayaient un passage jusqu’au for intime de ses auditeurs, C’est ainsi qu’il s’imposera aux insulaires des Moluques et aux samuraï du Japon.

Il fit enfin son stage d’infirmier, ou, comme on dira plus tard dans la Compagnie, son experiment. Dès leur entrée à Venise, les Iniguistes s’étaient partagés entre les deux hôpitaux des Saints Jean et Paul et des Incurables. Il ne prirent guère le temps de visiter cette ville de marbre et d’or, la plus patricienne et la plus voluptueuse de l’Europe, où les marchands occupaient des maisons plus riches qu’ailleurs les palais des princes et des rois ; où, sur les murs des innombrables églises, les peintres ne semblaient chercher dans les scènes de l’Évangile et dans les martyres, qu’une occasion d’exalter la force ou la beauté de la chair humaine ; où le luxé était tel que les pauvres morts eux-mêmes, pour peu qu’ils appartinssent à la noblesse, s’en allaient splendidement habillés de drap d’or. Pendant que les fêtes, noces ou funérailles, s’enchaînaient aux fêtes, les compagnons d’Ignace balayaient les ordures, servaient les misérables, découvraient les ulcères, se penchaient sur les odeurs de l’agonie, François pensa y défaillir. Un jour, aux Incurables, un homme qui lui rappela certainement son ancien