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A cinq heures, retour de l’ « orphéon, » nouvelle sortie et promenade de trois quarts d’heure dans un préau couvert. Je retrouve mes trois Japonais et nous déambulons en silence, à cinquante mètres les uns des autres. Au dehors, des hurrahs, des acclamations retentissent. « Belfort est pris, » me dit aimablement le porte-clefs. Ces joyeux ébats terminés, derechef la solitude de mon cachot. Je me demande avec inquiétude pour combien de temps je vais être ainsi claquemuré, quand ma porte s’ouvre de nouveau. Aüs, aüs, la formule ne change guère, et mon bagage n’est pas long à prendre. Je revois mes camarades sans pouvoir leur adresser la parole et, toujours escortés d’un piquet de soldats, nous refaisons vers la gare le trajet de la veille, sous les huées d’un ramas de gamins.

A la station, c’est encore une fois le spectacle, qui n’a plus, hélas ! rien de neuf pour moi, d’un troupeau de blessés et de prisonniers dont la foule encombre les trottoirs. Tous les uniformes, toutes les armes sont confondus : pour la plupart cependant, ce sont des fantassins, beaucoup aussi de coloniaux et d’alpins ; les cavaliers sont plus rares et je ne compte presque pas d’artilleurs. Ils arrivent de Mulhouse, de Longwy, de Morhange. Leurs récits sont contradictoires et confus. Il s’en dégage néanmoins l’impression attristante qu’en Lorraine, aussi bien qu’en Alsace, les affaires tournent mal pour nous. Mes collègues et moi leur prodiguons les soins indispensables, mais je n’ai pas le temps de converser longuement avec eux. On nous fait monter dans le train qui nous attend tout formé et que remorquent deux locomotives. Il est d’une longueur inusitée, soixante voitures pour le moins, où l’on nous empile comme du bétail, par fournées de quarante hommes.

Soixante-dix mortelles heures s’écoulent ensuite sans qu’il soit presque possible de prendre le moindre repos dans la chaleur suffocante et fiévreuse de cet entassement humain. De temps à autre, le train s’arrêtait ; on décrochait des wagons, nous rétablissions en hâte les pansemens dérangés par les cahots de la route ; puis le convoi-fantôme repartait, allégé de quelques souffrances, s’enfonçant loin, toujours plus loin vers le mystère de notre exil.

Le 31 août, enfin, à minuit, nous faisions halte à Bautzen, au tréfonds de la Saxe. Nous étions arrivés, et la petite ville allait me garder onze mois