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leurs joies. Ce n’est pas parmi eux qu’il faut ranger Ch. de Pomairols. Il n’a pas l’imagination champêtre ; il a l’âme paysanne — et c’est très différent. Il célèbre la terre pour la fierté de la posséder, et aussi parce que d’elle émane une vertu morale : elle est un symbole du travail et de la famille. Ces vers d’un délicat sont aussi bien ceux que pourrait faire un paysan, qui saurait découvrir au plus profond de lui-même les sentimens accumulés par une longue hérédité et en dégager la poésie. On cite toujours le premier vers de la pièce intitulée Honneur, et c’est une trahison. Ainsi isolé, il sonne comme un vers prosaïque de l’école du bon sens et fait pendant au fameux « O père de famille, ô poète, je t’aime. » Mais c’est la pièce tout entière qu’il faut juger dans son ensemble, pour en goûter la saine et robuste beauté :


C’est un très grand honneur de posséder un champ,
Soit riche, soit stérile, en plaine ou bien penchant,
Une part en tout cas de l’immense nature,
Le visible sommet de cette architecture
Qui descend par degrés dans la compacte nuit
De la masse terrestre où le songe la suit.
Le bord étroit d’un champ enferme un lac de sève,
Que le maître orgueilleux entend frémir en rêve,
Et dont les flots domptés, sans jamais sourdre ailleurs,
Lancent pour lui leurs jets de verdure et de fleurs.
Un champ, avec ses plis, sa pente, est une forme,
Long ouvrage sans fin de la durée énorme,
Où des forces sans nombre en d’innombrables jours
Lentement ébauchaient et changeaient les contours
Qui se sont fixés la dans leurs métamorphoses :
Oh ! comme tout est vaste, antique et plein de choses !
Un champ résume en lui la terre avec les cieux ;
C’est la nature libre aux sucs mystérieux,
Par ses seules vertus en ses oeuvres guidée,
Et cependant par nous surprise et possédée
Dans un lien où l’homme, être éphémère et vain,
S’unit quelques instans à l’infini divin.


Ainsi entendue, cette idée de la « possession » du sol prend une singulière grandeur. C’est un élargissement de la personne. Ces pentes, ces surfaces, ces lignes qui m’entourent, sont moi-même encore : il semble que mon être envahisse et s’adjoigne un fragment de la vaste nature, comme faisaient jadis le dieu Pan et les agrestes Sylvains. Un champ, c’est quelque chose qui dure,