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intervient pour les séparer. Des nuages sont pris pour des aviateurs ennemis ; on se répète que des ponts ont été détruits, des fils télégraphiques coupés en plein milieu de notre ville ; on affirme que nos réservoirs d’eau ont été empoisonnés ! Et cela, tandis qu’il a été prouvé que, jusqu’à présent, nulle ombre de motif n’existait pour justifier ces folles alarmes ! Mais, décidément, nous vivons ici dans un vaste asile d’aliénés !


Depuis lors, en effet, fonctionnaires et journaux ont évidemment reçu pour « consigne » de proclamer l’entière fausseté des accusations émises par eux-mêmes, il y a huit jours, contre les voyageurs russes : mais la « folie » du public, trop vigoureusement déchaînée, résiste à tous ces efforts pour la retenir. Aux quatre coins de l’Allemagne, les journaux continuent de décrire, — et dorénavant en les déplorant, — des scènes comme celle-ci, datée du 27 août 1914 :


Sur l’une des places les plus fréquentées de Breslau, un soldat s’est approché d’une dame et s’est mis à la dévisager. La dame, comprenant sa pensée, lui a déclaré en souriant qu’elle « n’était pas une espionne russe. » Le soldat a répondu : « Vous avez les cheveux courts ! Je le regrette, mais il faut que vous veniez avec moi ! » La dame a reconnu aussitôt que le parti le plus sage était d’obéir ; mais le mouvement qu’elle a fait pour suivre le soldat a produit autour d’elle l’effet d’un signal. Sur-le-champ, une foule de passans se sont jetés, avec une rage aveugle, contre la malheureuse créature sans défense. En vain le soldat, renforcé maintenant de deux agens de police, tâchait de son mieux à la protéger ; en vain elle-même suppliait qu’on la fît entrer dans une maison quelconque, où il lui fût possible de se justifier. Bientôt ses vêtemens lui ont été, littéralement, arrachés du corps ; mais ses persécuteurs avaient beau être forcés de reconnaître, dorénavant, que c’était bien une femme qui se trouvait devant eux : leurs instincts cruels, une fois lâchés, ne parvenaient plus à se contenir. Les coups de poing continuaient à s’abattre sur sa tête, les coups de pied à pleuvoir le long de son corps. Je me demande par quel prodige de résistance la pauvre femme a réussi à demeurer en vie jusqu’à son arrivée au plus prochain bureau de police, où il lui a été facile de prouver sa qualité de loyale sujette allemande.


N’est-il pas vrai que tout cela confirme étrangement pour nous l’authenticité « documentaire » des relations russes recueillies et publiées par M. Rezanof ? Supposons seulement que cette dame de Breslau ou l’homme assis à une table du café de Leipzig se soient trouvés être en effet des Russes, et essayons de nous représenter le sort qui les aurait attendus ! Au total, après avoir lu ces passages de journaux allemands, l’on serait tenté plutôt de juger surprenant, — pour ne pas dire : providentiel, — que les nombreux témoins russes qui ont raconté leurs souffrances à M. Rezanof soient parvenus du moins à s’échapper vivans d’entre les mains de ces millions de