Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/450

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soixante-dix millions ; — nous aimons comme un seul homme, nous haïssons comme un seul homme ; — nous n’avons tous qu’un seul ennemi : — l’Angleterre.


Et de l’autre côté de la mer, répond à ce hurlement de fureur l’appel nerveux et bref de Kipling à toutes les énergies de sa nation :


Pour tout ce que nous avons et pour tout ce que nous sommes, — pour le destin de tous nos enfans, — debout et face à la guerre ! — Le Hun est à nos portes ! — Notre monde s’est écroulé — avec ses plaisirs frivoles. — Il ne reste rien aujourd’hui — que fer et feu et pierre…

Bien-être, contentement, joie, — ce gain lentement acquis par les siècles — s’est flétri dans une nuit ; — notre seule force de nature demeure — pour affronter les jours dénudés…

Ce ne sont pas espoirs ou mensonges faciles — qui nous mèneront à notre but, — mais le farouche sacrifice — du corps, de la volonté et de l’âme. — Il ne s’offre qu’une tâche à tous : — celle pour chacun de donner une vie. — Qui reste debout si la liberté tombe ? — Qui meurt si l’Angleterre vit ?


En regard de ces vers si caractéristiques, émanant de la guerre présente et n’ayant pu naître que d’elle, trouverions-nous quelque traduction poétique de nos sentimens français également décisive ? Ceux qui se plaignent de n’en pas découvrir n’ont peut-être pas tout à fait tort. Il y a dans la France qui combat aujourd’hui une nouveauté d’âme et d’attitude dont nul poète n’a encore été l’interprète triomphant. Allègres ou douloureux, chevaleresques ou sentimentaux, parfois trop spirituels et trop habiles, les vers récens ont, pour la plupart, l’air de continuer une tradition qui s’est rompue. On en citerait malaisément qui rendent cette intensité grave, cette marche sans fanfare, cette âpreté presque sombre, cette longue endurance et ce refus d’illusion qui ont frappé par-dessus tout les observateurs du dedans et du dehors depuis les jours de la mobilisation générale. Mais aussi avons-nous tort de borner nos recherches à ces deux dernières années. La poésie qui convient à nos âmes existe ; elle existe depuis plus de dix ans. Le poème de la guerre actuelle a été écrit avant la guerre. Il passa alors presque inaperçu, lu et admiré seulement de quelques-uns. Il emplit presque à lui seul le second volume de ce vaste recueil qui a pour titre : Dans la Lumière Antique. Il est