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des rivaux, le concept païen rajeuni par l’Allemagne a converti le monde. Dès lors il suffira que les défiances et les griefs continuent à dissocier la vieille union, pour que le monde redevienne la forêt dangereuse où chacun se garde et où nul ne se secourt. Il suffira que l’Allemagne y laisse grandir obscurément son torse de lutteur, et choisisse la place et l’instant pour frapper l’un après l’autre chacun de ces peuples isolés.

Depuis le XVIIIe siècle, la forêt a été, sauf un seul jour, favorable au chasseur. Il a fait disparaître dans son corps insatiable Pologne, provinces rhénanes, terres danoises, hégémonie de l’Autriche, régions françaises, autonomie des États allemands ; et ce n’étaient que des mesures préparatoires. Il juge le moment venu de les tenter plus définitives, et il ne cache plus que, par la souveraineté du territoire ou du commerce, il veut non seulement subalterniser son alliée l’Autriche et ses adversaires l’Angleterre, la Russie et la France, mais englober les neutres mêmes et que Belgique, Suisse, Hollande, Danemark et États Scandinaves appartiennent à son système. Il n’est pas vraisemblable qu’il accomplisse d’un coup un tel changement. Mais, subît-il une déception éclatante, si les États restent dans la division qui est l’alliée permanente de ses desseins, lui, le plus fort des peuples isolés, continuera à entretenir leurs dissentimens, opposera sa prépondérance d’Empire à la faiblesse de chacun, et bravera la révolte collective d’une Europe sans opinion générale. Qui affirmerait que l’avenir ne lui offre pas des chances nouvelles ? qu’il ne saura pas les susciter ? Qui affirmerait qu’après un peu de temps passé la conscience de l’univers ne sera pas plus incertaine encore et plus timide qu’aujourd’hui ?

L’arrêt aujourd’hui imposé au plan dominateur de l’Allemagne est un délai de grâce accordé à cet univers, pour se défendre en se transformant. Car ce n’est pas seulement l’Allemagne qui menace les nations, mais elles-mêmes qui attirent le danger. Ce danger, le plus redoutable, n’est pas la violence conquérante d’une race et d’une heure, c’est la permanente absence de société entre tous les peuples, et tandis que l’Allemagne travaille seule contre eux, ils travaillent tous pour elle par leur inorganisation.

L’Allemagne triomphe du mal qu’elle a voulu, quand elle reproche au monde actuel d’être une anarchie où chaque État songe seulement à soi. Mais elle a raison de dire que cette