Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/787

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

restrictions sévères. Sans doute le théâtre, le ballet, conservent leur éclat et leur attrait. Plus que n’importe quel aliment, la musique et le spectacle sont le premier besoin des Russes. Il faut penser, pour savoir la place que la danse et le chant occupent dans leur vie, à ce grand seigneur qui, durant ses séjours à l’étranger, saisi d’une nostalgie soudaine, rentrait à Pétersbourg d’une traite, se rendait droit aux Iles et, pénétrant dans un restaurant, payait royalement pour qu’on vidât le jardin et que le concert tzigane jouât pour lui seul. Ainsi, l’on ne saurait, à cet égard, apprécier l’état d’esprit des Russes pendant la guerre d’après ce que nous voyons chez nous. La vie de théâtre est restée aussi brillante que par le passé parce qu’ils n’ont pas non plus notre conception du deuil, notre idée que la perte d’un parent ou qu’une épreuve nationale doivent faire qu’on se prive de plaisirs, même de plaisirs esthétiques. Kchesinska et Chaliapine ont donc gardé leur place au milieu des préoccupations du jour. D’ailleurs, l’une danse, l’autre chante généreusement pour les blessés de la guerre, pour les veuves et pour les orphelins. Et, dans la Vie pour le tsar, dans Boris Godounof, Chaliapine touche les fibres profondes du patriotisme russe.

Cependant, la vie nocturne, d’ordinaire si animée, est à peu près suspendue. L’impossibilité de souper à Pétrograd, la fermeture des restaurans à onze heures en hiver, à une heure pendant les nuits blanches, c’est une prodigieuse nouveauté. Surtout l’interdiction du vin et de l’alcool est un signe des temps, le plus grand, peut-être, du sérieux avec lequel le gouvernement russe a conçu la guerre. La suppression de la vodka a été l’indiscutable bienfait de l’autocratie, une mesure radicale que, seul, pouvait prendre un pouvoir plus fort que toutes les résistances des intérêts privés et qui se détermine librement d’après l’intérêt général. le lecteur sait déjà ce qu’a été cette immense réforme, les conséquences économiques qu’elle a portées. Il nous suffira de dire ici que ces conséquences sautent aux yeux du voyageur, non pas seulement par la disparition des scènes d’ivresse, mais par les symptômes de richesse publique qui apparaissent de toutes parts et qui en sont la conséquence. Peu de temps après notre arrivée à Pétrograd, nous exprimions devant M. Bark notre heureuse surprise d’avoir vu, malgré la vie chère, malgré les bas cours du rouble, tant de