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Si la guerre doit marquer, pour la Russie comme pour tous les belligérans, le commencement d’une autre ère, bien des symptômes permettent de croire que cet avenir s’ouvre sous le signe du nationalisme. La question des langues est digne d’attention à cet égard. Jadis, pour initier la Russie à la civilisation européenne, le pouvoir autocratique avait vaincu la xénophobie, brisé la haine native et atavique de l’étranger. Aujourd’hui, la Russie aurait tendance à se passer de ses éducateurs occidentaux, à concevoir ses idées, sa langue, sa littérature comme se suffisant à elles-mêmes. Ici, la guerre aura hâté une évolution qui, depuis quelques années, se laissait pressentir. L’allemand est proscrit, il ne peut plus être parlé dans les rues ni dans les boutiques. Mais voilà qu’en même temps, par mesure de sécurité générale et pour remédier à l’espionnage, l’usage des langues étrangères, celles des pays alliés eux-mêmes, a été interdit au téléphone, — et Dieu sait la place que tient le téléphone dans la vie des grandes cités de Russie : nous n’en avons en France aucune idée. Il faut donc de toute nécessité que le Français, l’Anglais qui résident là-bas, possèdent au moins les élémens de la langue russe. Ils ne peuvent plus se reposer sur le célèbre polyglottisme de leurs hôtes. Plus d’un, qui ne l’eût jamais pensé, a dû se mettre à parler le russe et ne s’en tire pas si mal. Et cela aussi est un fait qu’on ne saurait négliger parce qu’il semble accidentel. Par là, un coin de l’horizon apparaît, l’avenir dessine un trait de sa figure : la guerre de 1914 aura peut-être marqué pour la Russie le commencement d’un renouveau de vie nationale, personnelle et originale.

C’est d’ailleurs une idée qu’on entend exprimer souvent et sous des formes diverses, quelquefois très vagues, mais qui toutes reviennent à dire que la guerre de 1914 désignera en Russie la date d’une délivrance. Cette libération est conçue par rapport aux influences étrangères. Ce n’est pas, à vrai dire, que la conception philosophique du conflit soit toujours la même chez nos alliés qu’en Occident. Il faut se souvenir qu’on est de l’autre côté de l’Europe, de l’autre côté de l’Allemagne : le point de vue s’en trouve affecté. Les rapports de la Russie avec le monde germanique, au cours des âges, n’ont pas eu tout à fait le même caractère que pour nous Latins. L’Allemand n’apparaît pas comme le Barbare, dont les hordes, de siècle en siècle,