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chez les hommes les plus distingués parmi ceux qui représentent les idées libérales est assurément l’une des choses qui nous ont le plus vivement frappé. Un véritable esprit gouvernemental parait vouloir se former là. On en est déjà à « sérier les questions. » C’est que, en Russie comme ailleurs, la guerre a déterminé bien des réflexions, corrigé bien des points de vue. A la Douma, la constitution du bloc progressiste, qui exclut seulement l’extrême-droite et l’extrême-gauche socialiste, a eu pour effet de former une sorte d’opinion moyenne. Cette opinion s’exprime par des formules dont la bénignité surprend, indigne quelquefois les libéraux de l’âge héroïque, ceux qui en sont restés au programme des revendications intégrales. Un cadet comme M. Milioukof, par exemple, a renoncé pour le moment au principe du ministère responsable devant la Douma. Partisan du possible, il se contente de la formule du Bloc : « Un ministère composé d’hommes jouissant de la confiance publique. » Lorsque M. Milioukof est venu à Paris, au mois de mai, il a beaucoup surpris le rédacteur d’un de nos journaux socialistes en manifestant cette modération. Mais, parmi les Russes eux-mêmes, l’étonnement n’avait pas été moins vif. Et, dans l’opinion radicale, les troupes sont peut-être restées plus intransigeantes que les états-majors. Même il m’est arrivé d’entendre tels grands seigneurs un peu anarchistes, — et lorsque le grand seigneur incline vers l’anarchie, il n’est pas rare qu’il y verse, — se plaindre des professeurs et des avocats, traîtres à l’idéal de la liberté. Ces professeurs, ces avocats, ont seulement acquis de l’expérience, ce qui jusqu’ici manquait le plus au monde brillant de l’ « intelligentsia. » J’ai été frappé de la simplicité et du naturel avec lesquels un des députés les plus remarquables du parti cadet me dit un jour qu’il s’était trompé pendant toute une partie de sa vie en admettant que l’ère belliqueuse fût close pour l’humanité et qu’il regrettait amèrement son erreur. Rien dans notre conversation ne sollicitait un aveu de cette nature. Ce qu’il y avait de spontané, de libre, de sincère dans ces paroles, ce dédain de toute tricherie, de toute explication avantageuse, me donnèrent l’impression rare de la virilité et de la maturité intellectuelle. Le même levait les bras au ciel en parlant de ceux qui croient pouvoir, en Russie, négliger le fait monarchique, négliger aussi la puissance de sentiment, l’immense pouvoir de suggestion historique que le nom seul de