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exister ? C’est, dit-on, l’objection qui s’est élevée jusqu’ici dans les cercles du pouvoir contre cet article fondamental du Bloc. Et l’objection n’est pas sans force. En réalité, la vraie question est une question de contrôle, et c’est à cela que se ramènent la plupart des conflits véritablement sérieux qui surgissent entre la Douma et le gouvernement.

Il est de mode d’accabler la bureaucratie russe, de la rendre responsable de tous les mécomptes et de tous les maux du pays. Il est vrai qu’elle a eu, qu’elle a encore à remplir une tâche immense et qu’elle se refuse à partager. Il est vrai qu’elle n’est pas infaillible, qu’elle a ses défauts, après avoir eu jadis ses tares. Mais pourrait-on se passer d’elle ? Et par quoi la remplacerait-on dans sa fonction historique ? Voilà peut-être le vrai problème. On devine ce que peut peser aux administrés l’omnipotente hiérarchie instituée par Pierre le Grand. Mais que deviendrait l’Etat russe privé de l’épine dorsale que son créateur lui a donnée ? On doit se le demander aussi et il serait imprudent de répondre à la légère. « Ne médis pas du tchine, il n’y a que cela de bien fait en Russie : » ce sont des paroles que Dostoïevski a mises dans la bouche d’un de ses personnages. Elles font réfléchir autant que ces suggestions d’un observateur attentif de la vie russe : « Avant de médire des tchinovniki, pensez au succès de l’œuvre énorme d’administration qu’ils ont réalisée et qu’ils continuent. Ces incommensurables pays soudés les uns aux autres, sans doute, à certains points de vue, il était plus aisé de les embrasser que s’il se fût agi de colonies éparses. Mais il faut dire qu’à d’autres égards leur juxtaposition rendait leur résistance plus périlleuse et que le frémissement de l’un d’eux menaçait toujours de se propager parmi tous. A travers cet immense Empire, un peu grâce à l’effort ininterrompu des tchinovniki aux casquettes multicolores, règne, analogue à la paix romaine, la paix russe[1]. »

On est sensible aux abus, aux lacunes du système. On néglige les services rendus. C’est une disposition d’esprit assez générale en Russie et nous avons longtemps connu la même en France. Nos penseurs, nos intellectuels, au XIXe siècle, ont commencé à réhabiliter l’Etat et ses organes du jour où ils ont été plus frappés de la protection et des avantages que la nation

  1. Louis Arqué, Les modifications dans l’équilibre des classes sociales en Russie.