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Dans les tranchées, dans les cantonnemens, au repos, dans les trains qui transportent les permissionnaires, le même mot est sur toutes les lèvres : « Il faut les avoir. On les aura. » M. Vallotton a voyagé avec un humble fantassin de première classe, qui a combattu cinq mois dans l’Argonne, et qui a été blessé ; il nous rapporte en quelques pages très pittoresques et très vivantes les propos de « ce magnifique garçon : » ils sont admirables de simplicité héroïque, de vivacité intelligente, de verdeur et de naturel, et ils symbolisent si bien le soldat français d’aujourd’hui ! Ne pouvant les reproduire ici, je veux au moins citer le nom de celui qui les a tenus : Charles Gouet, du 346e régiment d’infanterie territoriale, de Bonny-sur-Loire (Loiret). A Gien, il descend, plus ému d’aller retrouver sa femme et ses enfans que « d’aller au feu. » — « J’ai regardé, écrit M. Vallotton, Charles Couet s’éloigner dans la nuit. Il marchait à grands pas. Si j’avais osé, je l’aurais rappelé pour l’embrasser. » Ah ! comme l’on comprend, et comme l’on partage ce chaud sentiment de sympathie admirative !… Sois béni, petit soldat français, pour avoir, sans y tâcher, et rien qu’en étant toi-même, si complètement représenté la France !

Ces enfans de France, si braves et si naturellement guerriers, ont des délicatesses de langage et d’attitude qui, parfois, surprennent ceux qui ne les connaissaient guère. M. Chavannes a voyagé longtemps avec une quinzaine de soldats rieurs et bavards. « Il y avait, dit-il, des jeunes femmes dans le wagon ; pendant les douze heures que dura le voyage, pas un de ces quinze garçons ne dit une parole ou ne fit une plaisanterie que n’eussent pu entendre les oreilles les plus chastes. » Et, si braves qu’ils soient, ils ne sont pas cruels. Ecoutez Clouet parler des charges à la baïonnette : « Je vous dis que ça, c’est horrible. Il le faut, mais c’est horrible. C’est comme si on traversait des crapauds. Seulement, c’est pas des crapauds, c’est des hommes. Après, on n’ose pas seulement les regarder. On est fier d’un côté, sûr, et triste de l’autre, triste à pleurer. Il y en a un qui a dit à celui qui était assis devant lui, déjà tout pâle, les yeux à moitié fermés : « Mon pauvre ami, as-tu bien mal ? » — « J’ai vu, dit un autre, un des nôtres embrasser celui qu’il venait de tuer. Il faut, c’est sûr, il faut. On recommencera même. La cause est juste… Ça tenaille le cœur tout de même… »