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différences d’études et de compétence. Toutes les professions sont confondues dans la cordiale uniformité du même esprit militaire et dans la plus savoureuse familiarité. « C’est plus qu’une armée, c’est une formidable famille qui a pris les armes pour défendre le foyer commun. » Les plus doux, les plus pacifiques dans la vie civile n’ont pas été les moins ardens à s’improviser soldats, et quelques mois de campagne ont suffi à les transformer en vieux grognards. « La bravoure et l’amour des aventures guerrières, qu’un demi-siècle de paix semblait avoir étouffés dans les cœurs, se réveillent à la voix du canon avec toutes les gentilles inconsciences et toute la générosité bon enfant des temps épiques. » Et cet instinct guerrier est tel qu’il s’adapte avec une étonnante souplesse à toutes les exigences, à toutes les modalités de la guerre moderne. Il est infiniment probable que l’une des raisons qui, après ses échecs de la Marne et de l’Yser, ont fait adopter à l’état-major allemand la guerre de tranchées est la pensée que le tempérament français ne saurait point s’en accommoder : il a voulu user notre patience. Il s’est trompé une fois de plus sur notre caractère. À cette guerre si dure et si longue, si obscurément meurtrière, sans rien perdre. d’ailleurs de « son héroïsme chevaleresque, » le soldat français a su s’adapter, avec résignation d’abord, puis avec un souriant entrain, « donnant partout un exemple de sang-froid que l’univers admire, non sans un peu d’étonnement. » « J’avoue, écrit le Japonais Bauno, que je ne croyais pas les Français capables de ce méthodique acharnement. » Et d’après tous les témoignages qui nous arrivent du dehors, cette surprise admirative du journaliste japonais et de M. Gomez Carrillo a été partagée par tous les étrangers, et plus peut-être encore que la victoire de la Marne, elle aura contribué à retourner en notre faveur l’opinion universelle.

C’est, semble-t-il, depuis que la guerre de tranchées sévit sur tout le front occidental que le mot « poilus » a fait fortune pour désigner le troupier français. Le mot est un peu vulgaire, avouons-le, un peu démocratique tout au moins ; et je sais quelques délicats qui n’ont pu encore s’y accoutumer. M. Gomez Carrillo n’a pas de ces scrupules d’élégance aristocratique. « Les poilus ! À dire vrai, je ne sais ni d’où est sorti ce sobriquet, ni ce qu’il signifie exactement. Mais je le répète avec plaisir, parce que je lui trouve une saveur âpre et gaie, mélange de badinage