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LES MARAIS DE SAINT-GOND.


de la Champagne. Sous un ciel aux nuages puissamment modelés, une terre aux arêtes précises, des mouvemens de terrain bien dessinés, un réalisme partout inscrit aux directions du sol et des eaux. Les marais eux-mêmes, d’année en année, se résorbent. La culture riveraine a déjà fortement mordu sur eux. Et, par surcroît, des lignes droites de grands peupliers, sur les chaussées et le long du Petit-Morin, les coupent en diagonale, les fractionnent, les compartimentent et leur donnent je ne sais quoi de géométrique. Ce n’est plus là ce vague infini de joncs et de roseaux qui nous séduit tant depuis les romantiques. À certaines heures du soir seulement, ils se dilatent sous la brume et, malgré tout, même le jour ils gardent du mystère, — le mystère éternel des eaux mortes. Et de l’histoire enfin, à défaut de poésie, flotte autour d’eux. Trois grandes avalanches humaines sont venues expirer sur leurs berges. Ils ont vu les dernières convulsions d’Attila ; ils se sont refermés sur le dernier hourrah des Marie-Louise, quand les débris de Pacthod, échappés à la « tempête de chevaux » qui les battait de toutes parts, plutôt que de se rendre s’engloutirent vivans dans leur tourbe ; la Garde prussienne, disait-on, s’y était enlizée à son tour en septembre 1914. Il semble que les nuits y soient pleines de palpitations, toutes peuplées d’ombres tragiques. Mais, quand je montais sur la côte de Chenailles, au jour tombé, par les sentiers des vignes, je n’y percevais aucun frémissement. Les marais dormaient sous la lune, et la flûte d’un crapaud solitaire remplissait seule ces vastes étendues. La guerre s’atteste encore ici par des ruines, mais la nature les étouffe déjà sous son chant. :

Ce sont pourtant ces ruines que j’ai interrogées les premières. J’avais apporté avec moi quelques livres[1], et notamment la Bataille de la Marne, de Gustave Babin, le meilleur et le plus sûr des guides : ils m’expliquaient les lieux, et les lieux, à leur tour, me commentaient les récits des historiens. Il leur arrivait aussi de les contredire. Les pages qu’on va lire ont été écrites sous leur dictée. Elles n’ont aucune prétention militaire ; elles

  1. La Guerre en Champagne, publiée sous la direction de Mgr Tissier, évêque de Châlons, Mondement par Asker, Au centre de la bataille de la Marne par L. Néret, La Guerre sur le front occidental par Joseph Reinach, De Liège à la Marne par Pierre Dauzet, Les Batailles de la Marne par P. Fabreguettes, Visions de Guerre par Florian-Parmentier.