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un lit et des draps blancs pour se coucher. Quelle perspective et bien faite pour vous attendrir !

Les officiers se mirent à table. Ces quelques jours devaient être une détente. L’idée de la mort, pourtant, ne les quittait pas ; le tonnerre continu de l’artillerie la rendait toujours présente, ainsi que l’annonce de la prochaine attaque : le terrain, autour de la maison, où montaient en graines les betteraves, où s’épanouissait le chiendent, était labouré par les obus, éventré par les trous des projectiles, transformé en mares, tout imprégné de sang. L’engourdissement de ces heures de tranquillité ne pouvait empêcher de revivre les souffrances passées, de craindre l’effort prochain, vague encore, mais qu’on sentait redoutable : la menace était là qui vous oppressait, pesant sur tous les gestes et toutes les pensées...

— Mais vous êtes ici comme des seigneurs ! fit une voix. Et dire qu’à l’arrière on vous plaint !

C’était Lucien Fabre qui rejoignait sa compagnie. Il apportait avec lui une bouffée de printemps et de jeunesse, un peu de l’air du dehors. Son émotion était profonde et profonde celle de ses camarades. Tous parlaient en même temps. Lucien savait, par les lettres que lui avait adressées Vaissette, tout ce qui s’était passé au bataillon. Néanmoins, tout l’étonnait, lui semblait nouveau.

— Et que dit-on, là-bas ? lui demandait Vaissette.

Là-bas, c’était l’intérieur, par delà la zone des armées, dans cette région mystérieuse où l’on ne se battait pas. Lucien comprenait bien le sentiment de ces soldats : c’était celui des marins isolés du monde sur le navire. Tout se rapportait aux choses du bord. Et l’on ne parlait de la terre que comme d’une côte lointaine, dont vous séparaient les espaces de l’Océan et les longs mois de traversée.

— Vous arrivez au bon moment, dit le capitaine de Quéré. Nous allons enfin prendre une offensive décisive. Ce sera dur.

— Ce ne sera jamais plus dur que l’assaut de Laumont, affirma Lucien.

Ses camarades ne lui répondirent pas ; mais ils restaient soucieux. Le capitaine étendit le bras vers la ligne de défense. Il répéta :

— Ce sera dur.

— Sont-ils donc si bien organisés ? demanda Lucien.