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Vaisselle el Lucien rentraient lentement vers la maison blanche qui se cachait sous les pommiers fleuris. Le soir descendait, d’une douceur infinie. Le lieutenant Richard les rencontra. Il revenait aussi de passer en revue sa compagnie. C’était un négociant de Toulon. Cet homme excellent avait les idées d’un bourgeois de Louis-Philippe, qui a lu Voltaire et qui est naturellement conservateur ; mais, en France, il sommeille toujours un peu de la grande âme de don Quichotte au plus intime fond de ces Sancho Pança. Il n’avait pas l’air bien guerrier avec sa vareuse comprimant un ventre arrondi, et on se le représentait bien mieux en pantoufles qu’en bottes : or, sa conduite depuis son arrivée au feu avait provoqué l’admiration du capitaine de Quéré lui-même. La conversation s’engagea.

— C’est notre foyer que nous venons défendre, affirmait le lieutenant Richard. Moi, par exemple, on pourrait croire qu’une victoire des Allemands ne troublerait nullement à Toulon l’ordre de mon ménage. Certes, elle ne diminuerait pas la tendresse de ma femme, et ne changerait rien à l’économie de ma maison ; en exposant ma vie, je risque au contraire de laisser détruire ce foyer ; et pourtant une voix intérieure me dit que je me bats pour le protéger.

— Vous avez raison, acquiesça Vaisselle. La guerre est née pour la défense du foyer : le premier homme qui a roulé une pierre au seuil de sa caverne, pour en interdire l’entrée aux animaux féroces ou à ses semblables plus féroces encore, a créé la première forteresse et déclaré les premières hostilités.

El Lucien Fabre disait dans le même sens :

— Nous veillons au salut de ce qui constitue réellement notre foyer : non seulement les êtres qui le composent, mais encore l’air qu’on y respire, la langue qu’on y parle, sa paix domestique, l’histoire des ancêtres défunts, le beau paysage qui l’environne et jusqu’au bon pain de France qu’on y mange et au vin clair qu’on y boit.

Et comme ils allaient se séparer, Vaisselle eut ces derniers mots, où sa voix se faisait plus chaude, s’exaltait :

— Nous faisons partie d’une génération qui se sacrifie. Les époux passionnés sentent en eux une puissance plus violente que celle de leur amour. Les pères affrontent la mort en quittant leurs jeunes fils, pour le bien de leurs petits-neveux qu’ils ne connaîtront pas. Les vivans s’immolent pour ceux qui ne