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LES MARAIS DE SAINT-GOND.


viennent nous demander l’hospitalité. » Peu après on frappe à d’autres portes, on appelle dans la nuit : non plus par groupes isolés, mais par « files de cinquante, de cent », en caravanes cette fois, les émigrans font irruption. Hâves, l’œil creux, les jambes raides, ils s’abattent sans un mot dans les « abris de fortune », que leur ouvre la compassion des habitans. Mais la peur est plus forte que la fatigue : à peine reposés, ils s’en vont, et d’autres les remplacent. C’est un torrent qui dévale vers les marais et qui s’enfle à chaque tournant de route de nouveaux affluens : des villages entiers déménagent ; on se croirait revenu « au temps des grandes migrations barbares ». Sur la route d’Oyes, une jument râle, les reins cassés par le poids de la charrette, et, à genoux dans la poussière, sa petite conductrice lui passe les bras autour du cou ; devant l’auberge des Renard, une mère berce à mi-voix son enfant mort et ne veut pas s’en séparer… La plupart de ces émigrans viennent de l’Argonne et des Ardennes. Quarante-huit heures durant ils s’écoulèrent par les routes. On les interrogeait : ils ne savaient rien, sinon que l’ennemi s’avançait à grandes marches et que l’horizon, derrière lui, flambait. Les roulemens de la canonnade, d’ailleurs, devenaient plus distincts. Mais le naturel rassis des populations champenoises les préservait de tout affolement. Elles ne cédaient pas à la contagion. Dans les villages, même dans les fermes isolées, les mobilisables de la prochaine levée gagnaient seuls aux champs ; à Villevenard, l’abbé Rouyer ruminait de cacher ses jeunes paroissiennes dans les roseaux, « pour éviter le premier contact de l’ennemi », quand un officier d’artillerie lui représenta que cet asile virgilien pourrait bien manquer de sécurité en cas de bombardement. Il les dirigea sur le couvent d’Andecy et voulut s’en retourner. On lui fit rebrousser chemin.

Des officiers d’étapes, le matin du 4, s’étaient présentés dans les mairies pour préparer les cantonnemens. Il fallait faire vite, car nos troupes étaient attendues dans l’après-midi. C’étaient les élémens de la 9e armée, formée avec le 9e corps (général Dubois), le 11e (général Eydoux), la 42e division d’infanterie (général Grossetti), la division marocaine (général Humbert), la 9e division de cavalerie et deux divisions de réserve, débarquées le jour même à Arcis (la 52e et la 60e divisions d’infanterie). Cette armée, de création récente (29 août), avait été placée sous les ordres du général Foch, qui venait de donner sa