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sait long, toute seule à l’hôtel de l’Univers, dans une jolie chambre pourtant ! Elle s’amusait à piquer la curiosité des Tourangeaux sur les boulevards ou trottoirs de la rue Nationale, avec son petit trotteur de la dernière coupe, son canotier bien assis sur ses beaux cheveux blonds, très Parisienne en vacances, et le charme incontestable qu’elle avait en toutes ses façons. Dans la salle de restaurant, à l’hôtel, qui, de tous ces messieurs, n’intriguait-elle pas ? Elle s’amusait à voir ceux qui étaient en famille inventer des prétextes pour changer de place, à leur petite table, ceux-ci afin de lui faire vis-à-vis, ceux-là atin que leur grand fils ne le fit pas. Et on la reluquait ! Puis arrivait un télégramme du sous-lieutenant : « Sois demain, chérie, à Port-de-Piles ; » ou bien : « Ligueil, tel jour, pour déjeuner ; » ou bien : « À Loches, hôtel de France, après la dislocation. » Et elle courait à ces rendez-vous, en auto de louage ou par le train. Et c’étaient parfois de longues attentes dans les auberges ou au bord des routes poussiéreuses.

Des conversations d’hôtel lui revenaient à la mémoire, car les plus minces détails semblaient s’accumuler comme pour la refouler vers ces heures d’autrefois, par elle peut-être méconnues. Tout le monde parlait des manœuvres. On disputaillait sur les noms des commandans de corps, sur les communes occupées. La présence du Président de la République fixait l’attention de chacun sur les opérations. Il y avait des bonshommes qui ne consentaient pas à s’entretenir d’autre chose que de 70 ; quelques-uns, plus jeunes, rappelaient l’état de l’armée reconstituée à l’époque de la mort de Gambetta, par exemple, ou lors de l’affaire Schnæbelé, et puis après, sans oser rien dire, leur regard se perdait dans le vague et leurs traits s’affaissaient, comme il arrive lorsque le médecin, qu’on croit infaillible, vous conseille le renoncement à la vie. Alors, un politicien de l’endroit, rubicond, l’œil injecté, à la fin du repas, bousculait tout k coup ces souvenirs, ces regrets et ces semblans d’émotion belliqueuse. La guerre, selon lui, était un fiéau des anciens âges… La France, nation de progrès, consentait encore, pour ménager les transitions nécessaires, à en faire le simulacre, mais c’était une puérilité protocolaire, une dernière courbette au passé, une lâcheté aussi vis-à-vis des réactionnaires… La guerre était destructrice, les sociétés modernes ne s’appliquaient qu’à la production ; croire à la guerre, c’était donc