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fille ! Il y avait donc des choses possibles, qui arriveraient peut-être demain, dont on lui avait parlé nnjourd’hui et auxquelles son intelligence était hermétiquement fermée ? La guerre, la guerre ! il y avait des vieux qui en parlaient, parce qu’ils l’avaient vue. Et les jeunes les trouvaient « raseurs. » Les jeunes n’y croyaient pas. Elle essayait de s’excuser, puis elle se trouvait coupable. Pourquoi aussi jugeait-on stupides les gens qui parlaient des choses sérieuses, et pourquoi était-on porté à estimer celui qui se moquait de tout ?… Puis, tout à coup, elle pensait au « linge de Monsieur, » à la « garde-robe de Monsieur, » à tous ces objets qui avaient été à lui et qui ne serviraient plus jamais, jamais… Vivrait-elle en les laissant à leur place ou les supprimerait-elle ? ou en emplirait-elle toute une armoire de reliques ?… Et puis encore : « Est-ce que je vais conserver un appartement comme celui-ci, pour moi toute seule ?… » Elle n’avait plus de famille, qu’une vieille tante, paralysée, à Beaugency. Jean était orphelin de père et de mère ; elle n’avait pas d’enfans… Ah ! si elle avait eu un enfant !…

Quand on demeurait quelques jours sans apprendre de morts, toutes les femmes se rassuraient et espéraient. Quand un homme de leur connaissance avait été tué, toutes voyaient leur mari, leur père, leur frère, leur cousin, leur fils dans le même état ; tous les hommes étaient pleures d’avance à propos d’un seul d’entre eux qui succombait. Si l’on disait à ces femmes : « Mais il en tombe des milliers, des milliers par jour ! » elles écarquillaient les yeux, incomplètement terrorisées, car elles n’étaient pas rompues encore à la terrible réalité. Il faut beaucoup de temps pour que certaines idées pénètrent dans les esprits. L’idée que la guerre n’allait pas être finie en quelques semaines, celui qui la soutenait passait pour un mauvais patriote ou mauvais plaisant.

Le lendemain, nouvelle catastrophe : Pierre de Prans, autrement dit Pierrot, celui qui avait apporté la nouvelle de la mort de Jean, était évacué sur le Val-de-Grâce dans un état désespéré. Encore, sans son ordonnance, un brave garçon, blessé lui aussi, était-il mort. Pierrot avait la poitrine trouée, un poumon découvert, un bras cassé. Sous un bombardement infernal, son ordonnance, avec un éclat d’obus dans la hanche, l’avait pansé en arrachant les pansemens de tous les morts qui les entouraient et en bourrant son énorme plaie, puis tous les deux