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ne parvient pas à le connaître entièrement. Sa simplicité modeste a des détours ; sa douceur recouvre l’indomptable opiniâtreté des Xavier ; sa prudence, d’incroyables témérités. Il se fatigue vite de la même tâche et ne se fatigue jamais d’en entreprendre de nouvelles. Il possède un rare esprit de finesse et réussit presque toujours dans les diplomaties familières ; mais presque toujours il échoue dans les autres. Il n’est pas né pour les grands commandemens ; mais, en certains cas, il vaut à lui seul une armée. C’est un féodal. Et il l’est jusque dans son amour profond, jaloux, exclusif de la Compagnie dont on peut dire qu’elle est son clan et bien davantage. Au milieu de l’ouragan, il se recommande à Dieu, et il ajoute : « Je ne manquai pas de prendre pour médiateurs tous les Saints, commençant par ceux qui, en cette vie, appartinrent à la sainte Compagnie de Jésus. » En 1548 ! Il devance Rome et les années.

N’importe : il est très grand parmi les Saints, ce qui signifie qu’en dehors même de l’ordre mystique il y avait en lui une grandeur qui, sur le plan simplement humain, se fût manifestée. Ignace de Loyola ne fit que capter au profit de l’Eglise et de la charité divine un génie qui s’ignorait encore, mais qui se fût précipité, un jour ou l’autre, vers les plus belles aventures. Il était de ceux qu’attirent invinciblement les faces mystérieuses de l’univers. La parole d’Ignace a sanctifié sa curiosité ; et la croix de Jésus fut désormais sa seule boussole. La ténacité, l’endurance, l’audace heureuse, le charme, il réunit au plus haut degré ces qualités des grands explorateurs et des conquérans. Les plus célèbres d’entre eux, avec trois cents cavaliers, ont conquis des empires. Lui, seul ou accompagné de quelques pauvres piétons comme lui, il a fondé dans les pays les plus hostiles des œuvres dont la seule qui ait presque entièrement succombé a résisté cent ans. A coup sûr, ses espérances n’ont pas été réalisées ; et la religion chrétienne n’a triomphé nulle part, pas plus dans l’Inde ou en Malaisie qu’au Japon. Mais, comme le combat continue, il nous est impossible de préjuger de l’avenir. Et ce n’est point à ces conséquences matérielles qu’il faut mesurer l’importance de son rôle. Il a créé un des mouvemens les plus considérables et les plus féconds des temps modernes. Il a rapproché les mondes. Il n’a pas inventé l’apostolat des Infidèles ; mais, pour la première fois, il en a ébauché l’organisation ; il en a fait une forme normale,