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dont il parle, c’est l’Allemagne qu’il désigne ; une fois de plus, elle croyait la France morte : elle ne sentait pas battre son cœur. Et Quinet s’écriait, dans une révolte de son âme : « Eh ! Messieurs, je vous le jure, mon pays n’est pas mort ; il vit, n’en doutez pas ! » Mais d’où lui venait ce sentiment du péril, qui menaçait la France et la civilisation française ? Non pas seulement de son sens historique, ni de ses conversations d’outre-Rhin, mais de la connaissance profonde qu’il avait de l’Allemagne, de ses penseurs et de ses poètes.

De toutes les erreurs que l’on avait commises au sujet de l’Allemagne, la plus surprenante assurément était de croire tout le génie de ce peuple « noyé dans l’infini » de la pensée, sans jamais aspirer à l’action. Nous avions oublié le mot de Fichte : « L’action et la pensée d’une seule pièce forment un tout inséparable. » Nous qui avions vu, en France, à la fin du XVIIIe siècle, les idées se transformer en actes, la Révolution couronner l’œuvre de nos philosophes, nous nous imaginions naïvement qu’en Allemagne les choses pouvaient se passer de façon différente. C’est ce que Quinet remarquait dans son premier article, avec un esprit philosophique et un sens de la réalité très rares chez ses contemporains : « Nous qui sommes si bien faits, écrivait-il, pour savoir quelle puissance appartient aux idées, nous nous endormions sur ce mouvement d’intelligence et de génie, nous l’admirions naïvement, pensant qu’il ferait exception à tout ce que nous savons, et que jamais il n’aurait l’ambition de passer des consciences dans les volontés, des volontés dans les actions et de convoiter la puissance sociale et la force politique. Et voilà cependant que ces idées, qui devaient rester si insondables et si incorporelles, font comme toutes celles qui ont jusqu’à présent apparu dans le monde, et qu’elles se soulèvent en face de nous comme le génie même d’une race d’hommes. » On ne saurait mieux dire, ni montrer avec plus de force et de justesse la solidarité profonde qui unit l’Allemagne intellectuelle à l’Allemagne politique, et que ce ne sont pas deux pays différens, mais que ce sont deux formes d’un même génie, d’une même âme.

Mais, au temps même où il écrivait, c’est-à-dire en 1831, Quinet faisait remarquer que ces philosophes, tant admirés, étaient fort mal connus en France ; que Victor Cousin n’avait guère fait que rassembler au hasard des idées contradictoires,