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plus souvent, le génie ne réclame pas tant de place pour se loger. Il n’en reste pas moins qu’Hindenburg est un rude soldat, qu’il est absurde de diviniser comme le fait cette crédulité allemande qui n’a point d’égale, et qui se multiplie par ses désillusions mêmes, s’il lui est permis d’en avoir, mais qu’il serait imprudent de dédaigner, puisque aussi bien un homme ne vaut jamais seulement ce qu’il vaut, mais ce qu’il vaut, plus ce que l’on croit qu’il vaut. Le nouveau chef d’état-major des Empires du Centre, pour inaugurer ses fonctions, voudra sans doute faire sentir la pesanteur de son poing. La prise à revers de la Roumanie, l’irruption dans la Dobroudja, l’affaire de Tourtoucaïa sur le Danube, l’occupation de Silistrie, tout cela a bien l’air d’être un plan très simple et un peu grossier d’Hindenburg, exécuté par Mackensen. Pensez à ce que deviendrait l’idole, si elle pouvait mettre hors de cause en deux semaines cette Roumanie qui a osé défier et inquiéter l’Allemagne. Mais l’idole demeurera de bois : les Russes arrivent, et l’armée de Salonique s’ébranle. En s’ébranlant, elle va faire ventouse ; elle aspirera et retiendra les Bulgares, qui se sont lancés à la poursuite de leur rêve macédonien et maritime, et que la crainte d’être pris à revers, eux aussi, l’hésitation sur le parti qui leur procurerait le plus de bénéfice, avaient pendant quarante-huit heures laissés flottans sur la conduite à tenir envers la Roumanie. Mais l’égoïste, l’inexorable Allemagne ne lâche pas ses complices. Comme la mort elle-même, elle n’est jamais lasse de leur crier : « Marche ! » La Turquie l’avait deviné, et, au contraire de la Bulgarie, elle a préféré s’assurer le mérite de l’empressement. Elle se prodigue ; elle est sur le Stokhod, sur les Carpathes, sur le Danube, sur la Strouma, en tous lieux, sauf chez elle, où elle aurait à faire et où elle devrait être. Mais est-elle encore quelque part chez elle ? Et, pour elle, en effet, n’est-il pas d’un intérêt vital de ne pas voir couper le chemin : Berlin, Vienne, Constantinople, qui, si fictif qu’il soit ou si incertain, est désormais le seul fil qui la rattache au monde.

A l’égard des nations neutres, l’intervention de la Roumanie dans le conflit n’a pas produit des effets moindres qu’entre les belligérans. La presse allemande, avec cette opiniâtre balourdise qui est sa marque, avait pris un tel soin de répéter que les Roumains courraient « au secours de la victoire, » que la déclaration de guerre à l’Autriche-Hongrie a sonné dans tout l’univers comme le glas de l’invincibilité légendaire des Empires du Centre, comme un avertissement de leur défaite. La Grèce était trop aux écoutes pour ne pas entendre la cloche. Elle souffrait cruellement de son inaction, de son inertie, de