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de ces coureurs qui assurent les liaisons, portent les ordres, indiquent les itinéraires. Dans celle guerre, où toutes les qualités d’héroïsme rivalisent, il convient de rendre un spécial hommage à ces soldats qui, tandis que leurs camarades se terrent comme ils peuvent sous l’averse de fer, s’élancent à découvert, pour suppléer à la difficulté des signaux ou à la rupture des lignes téléphoniques. Par eux, les efforts se coordonnent, l’entente se réalise sur tous les points du front, la chaîne des unités se maintient. Si l’un tombe, un autre aussitôt le remplace. Ceux qui restent sont toujours dispos : ils offrent même leurs services avant que leur tour soit venu. Prêts aux plus généreuses missions, ils composent une garde mobile autour de leur chef et sont le prolongement, le rayonnement de sa pensée qui, par eux, dirige au loin les volontés et règle ou rectifie les dispositions de combat. Ceux qui sont tombés là, ou du moins quelques-uns d’entre-eux, semblent avoir pris dans la mort cette pose des antiques coureurs qui se transmettaient la torche sacrée. Est-ce la lune qui m’aide à voir ces blanches statues brisées ? Retrouverai-je au grand jour cette vision marmoréenne ? Le jour cru n’est pas favorable à la beauté de la mort.

Le soldat qui nous sert de guide marche bon train. Il donne le signal des arrêts, quand un obus tombe trop près de nous, ou quand la cadence des éclatemens indique un barrage systématique. Il ne choisit pas l’emplacement de ses haltes et nous fixe tout à coup le nez sur des cadavres, trop heureux si nous ne recevons pas au visage des éclaboussemens de chair morte écrasée à nouveau par l’effroyable pilon.

Mais pourquoi s’arrête-t-il en ce moment ? La cadence précisément semblait se ralentir. C’était le cas d’en profiter. Le voilà qui dépouille un mort. Il le soulève à demi et lui retire une à une les courroies qu’il avait en sautoir. Ainsi dégage-t-il quatre ou cinq bidons de deux litres qu’il débouche et flaire tour à tour, non sans inquiétude à cause des obus qui pourraient l’interrompre dans son opération. Sa figure s’éclaire : l’eau est potable. Celui qu’il a dépouillé avec tant de méthode portait un ravitaillement en eau, et l’eau, sur ce plateau desséché, est aussi précieuse qu’au désert. La source où l’on va puiser est au bas des pentes : on n’est pas sûr d’y arriver, ni d’en revenir. Au fort, tant de lèvres soupirent après les fraîches fontaines !