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prendre, comme point de départ, l’insidieuse influence passée de l’Allemagne sur notre pensée et notre art nationaux.


I

On n’a pas oublié de quelle façon les Allemands, dès le début de la guerre, ont tout fait pour nous révéler le vrai caractère de leur civilisation. Mais nul excès de barbarie dans la conduite de leur campagne, nul outrage aux lois de l’humanité, nulle profanation de monumens vénérables n’a eu de quoi ouvrir aussi largement nos yeux sur leur état profond de corruption intérieure que le fameux manifeste de leurs 93 « Intellectuels, » rédigé au mois d’octobre 1914. On a vu là les représentans principaux de chacun des ordres de la vie allemande, les premiers hommes d’Etat de l’Allemagne, l’élite de ses érudits, de ses théologiens, de ses légistes, et de ses savans, comme aussi de ses écrivains et de ses artistes, s’unissant pour approuver les pires horreurs d’un brigandage à peine croyable. Avec une unanimité servile et une faconde pleine d’impudence, la plus fine fleur de l’âme teutonne justifiait pleinement la destruction de Louvain, le massacre de milliers d’habitans civils de la Belgique, et toutes les autres « atrocités » de ces premières semaines dont le seul souvenir nous remplit d’horreur.

Je sais bien que, dans certains pays neutres, l’attitude de ces intellectuels a été, plus tard, excusée sous le prétexte d’une contrainte que leur auraient imposée les autorités de la Wilhelmstrasse, et qui leur aurait rendu impossible de se refuser à signer le susdit manifeste.

Cette théorie, qui a trouvé accueil, notamment, en Suède et dans divers milieux suisses, s’appuyait sur les déclarations d’un ou deux professeurs allemands, émises par ceux-ci dans des lettres privées, et reconnaissant que, s’ils avaient signé le document, c’est qu’ils y avaient été contraints, sans avoir même eu la possibilité de le lire. Mais il est étrange que les apologistes de ces professeurs ne sentent pas qu’un tel aveu, loin de justifier leurs protégés, les fait apparaître dans une servilité pour le moins aussi méprisable que celle qui nous les montrait approbateurs volontaires des crimes allemands. Et combien, avec tout cela, c’est chose plus probable de supposer que, dans le premier excès de la fureur ressentie en présence de tant d’espoirs