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et que cette personnalité avait pour condition indispensable le maintien d’une forte couleur nationale. Si bien que non seulement nous nous accordons de nouveau pour rejeter l’idée d’une « littérature européenne, » mais qu’en outre nous sentons l’obligation, pour les écrivains français et anglais, de demeurer fidèles à leurs caractères nationaux respectifs, au moment même de leurs plus actifs échanges intellectuels. Il n’y a rien qui, pour mon compte, m’inquiéterait plus que le projet d’une littérature « franco-anglaise ; » et, plutôt que d’en encourager l’avènement, j’aimerais mieux revenir à la notion rétrograde d’un « protectionnisme » contre les idées. Mais un peu de prudence suffira pour rendre inutiles toutes précautions de ce genre. La seule chose qu’il nous faille éviter est la possibilité, pour l’une des deux nations amies, de tendre à dominer la pensée de l’autre. La détestable erreur de l’Allemagne, qui considère comme son devoir d’imposer à d’autres races son type particulier de culture, entraîne fatalement à sa suite les conséquences les plus désastreuses ; et l’on ne saurait trop veiller à écarter jusqu’au semblant d’une tyrannie aussi monstrueuse. « La plus grande chose du monde, disait Montaigne, c’est de savoir être soi. » Les relations intellectuelles de deux nations justement orgueilleuses de leur passé devront toujours, avant tout, s’appuyer sur une reconnaissance entière du droit de chacune de ces nations à conserver sa libre individualité.


C’est dire que rien ne serait, selon moi, aussi funeste au développement de nos deux littératures que l’emploi, même entre la France et l’Angleterre seules, d’une sorte d’esperanto ou de volapük spirituel. Mais il n’en reste pas moins que, dans le domaine particulier du langage, la France m’apparait capable d’exercer, sur les autres nations, une influence des plus bienfaisantes. Si l’on jette un regard en arrière sur notre littérature anglaise des cinquante dernières années, il est impossible de ne pas être frappé de tout ce que les plus soigneux, et en même temps les plus foncièrement « anglais, » de nos écrivains ont dû à l’admirable niveau de perfection littéraire où s’est élevée la langue française. Chez Matthew Arnold l’adaptation de la phrase aux sujets traités, chez Stevenson l’aisance et la limpidité du discours, chez Pater la richesse et la solidité de la forme témoignent de l’habitude qu’avaient