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avec lui. C’était un des premiers exploits de ce genre ; l’effet sur l’imagination était considérable. L’autre victime du jour, officier de carrière, ami de son mari aussi, malgré une épaule fracassée, un bras pendant, qu’il s’était fait lier au corps avec des roseaux, avait continué à commander sa compagnie pendant une heure et demie jusqu’à ce qu’un obus le dispersât en mille morceaux. S’il eût consenti à se laisser transporter à l’ambulance après sa blessure, il était sauf probablement. Tout le monde, dans l’entourage ami, était exalté par ces exemples d’héroïsme.

Odette frémit. L’héroïsme la touchait comme tout le monde ; mais ces beaux actes, ainsi que ces morts multipliées, couvraient le cas de son mari, l’écrasaient sous une jonchée de lauriers trop lourds, trop épais : la mort du lieutenant Jacquelin s’atténuait dans les mémoires ; une multitude d’autres morts faisaient plus de bruit que la sienne ; la guerre devenue de plus en plus difficile, de plus en plus atroce, semblait reléguer ses débuts en un temps presque aussi éloigné que l’époque de 1870. Les méthodes de guerre étaient devenues sauvages ; on entendait couramment parler de faits que l’imagination n’avait seulement pas conçus. Le lieutenant Jacquelin avait été tué aux premiers jours de la « guerre de position » qui semblait alors une monstruosité inédite ; mais l’accrochage des Allemands, la misère des tranchées sous les pluies d’automne, les premiers froids dans ces trous, la bataille quotidienne et sans éclat, la stagnation indéfinie sous un feu sans trêve, jour et nuit, c’était une autre guerre, et celle-ci seulement était la vraie. La ruée formidable de l’ennemi sur l’Yser, dont on était mieux informé que de l’invasion antérieure à la Marne, ramassait et accaparait toute l’attention des esprits. Odette ne perdait rien de tout cela ; et, bien qu’elle ne voulût mêler aucune idée de gloire à son deuil, l’idée de gloire pourtant, et l’idée de la grandeur d’une telle lutte s’infiltraient en son cerveau, malgré elle, par cette sorte de diminution que subissait le prestige de son héros, à elle. Jamais elle n’avait songé à tirer orgueil de ce qu’il avait fait ; elle était absorbée par une seule pensée : que son Jean, son amour, était mort. Or, froissée dans son amour-propre, elle se surprenait à se dire : « Il est mort noblement, il a eu une mort belle, lui aussi ! » Seulement, le chœur universel semblait répondre : « Depuis lui, d’autres ont fait encore mieux ! »