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Elle rentra à la maison, désemparée, en se disant que Julienne saurait bien s’informer si le pauvre garçon, si pâle, était revenu ou non à la vie. Julienne ne parvint pas à faire identifier le garçon si pâle, mais, en un après-midi, elle connut tout ce qui concernait non seulement l’hôpital, mais les hôpitaux de la région, les noms des médecins-chefs, des médecins, des gestionnaires, des messieurs bénévolement employés et des dames infirmières.

Odette retint le nom d’une dame qu’elle avait connue, en août, à l’hôtel de Normandie, et qui soignait les blessés dans l’hôpital voisin, Mme de Calouas.

Puis elle se cloitra de nouveau, méfiante à l’égard du singulier attrait exercé sur elle par la cité douloureuse. Elle s’adressait à la photographie de son Jean et lui disait :

— Je ne veux être qu’à toi, ne penser qu’à toi…

Elle relisait les livres qu’ils avaient lus ensemble. C’étaient, pour la plupart, des romans assez godiches, volontiers légers, voire un peu plus que cela, tels qu’en absorbaient, avant la guerre, les gens qui ne veulent pas s’oppresser le cerveau.

Mais ni la fausseté des situations, ni la turpitude des détails n’atteignaient aujourd’hui Odette, pas plus d’ailleurs qu’elles ne l’avaient atteinte, alors qu’elle lisait avec Jean ; elle songeait seulement qu’elle avait lu cela avec Jean ; elle revoyait Jean affalé sur un divan, sur un lit d’hôtel ou sur la plage ; et, comme jadis, ce n’était pas le livre qui lui plaisait, mais la constatation que Jean était retenu près d’elle par ce livre. Ou bien elle se promenait dans son petit jardin, faisant quarante fois le tour de l’allée bordée de haies, jonchée par les feuilles d’or vieilli que les peupliers répandaient. Elle s’arrêtait quelquefois devant la porte à claire-voie donnant sur la rue déserte, et s’y amusait puérilement à compter le nombre de minutes que l’on pouvait demeurer là sans apercevoir un passant. Un jour, elle crut reconnaître Mme de Calouas qui filait à bicyclette, légère et d’un vol uni, comme une libellule ; et elle eut le désir de la retrouver, non pour elle-même qui ne lui avait laissé qu’un souvenir très quelconque, mais pour lui parler de Jean.

Elle la guetta ; vainement, d’ailleurs ; elle s’autorisa même à sortir, dans l’espoir de rencontrer Mme de Calouas.

Ce fut le dimanche suivant, à la messe de onze heures, qu’Odette retrouva Mme de Calouas et lui parla.