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excite les têtes chaudes, — vous dites, n’est-ce pas ? — desquelles il y a toujours quelques-unes. C’est donc bête, et lâche, puisqu’il ne se déclare pas, le coupable. Vexée, l’Autorité refuse un crédit, décline une augmentation de traitement, et c’est la population honnête, loyale, fidèle, qui paie les pots cassés. Vous dites, n’est-ce pas ?… Lâche et bête. Œuvre de Vackes… Le vrai Alsacien est navré d’une telle chose…

Le Lehrer Kummel fumait d’indignation.

Un soir que Reymond avait été retenu à dîner chez les Bohler, on fit un peu de musique après le repas. Jean jouait du violoncelle, Charles Weiss du violon. Mme  Bohler accompagnait au piano. Le joli tableau ! Cette maman très blonde, rendue plus rose par la lumière tombée de l’abat-jour ; Jean, les sourcils froncés, une ride au front, trop sentimental, peut-être, pour du Mozart ; Charles, les cheveux dans les yeux, tout entier au dessin clair et délicat de l’œuvre. M. Bohler écoutait en fumant sa pipe, les mains jointes derrière la tête, en énergique qui s’abandonne un instant à une émotion. Après la note finale d’un trio de Schubert, il eut ce cri du cœur :

— Que c’est beau ! Ces Allemands, la musique, c’est leur affaire. Mais pourquoi diable ne sont-ils pas restés de l’autre côté du Rhin ?

Tout naturellement, on en vint à parler de l’Alsace. Reymond conta l’incident du drapeau.

— Nos maîtres sont là tout entiers, expliqua M. Bohler. En soi, ce n’est rien, mais si révélateur ! Il y aurait une manière : abandonner ce drapeau à son sort, lui envoyer un salut ironique de la main, attendre que le vent l’emporte au diable. Mais non ! On mobilise la gendarmerie, on donne à une bêtise les proportions d’un complot, on verbalise, on interroge les écoliers, on menace, on incite à la délation, on téléphone au Kreisdirektor, qui téléphone à Strasbourg… Nous le payons cher, ce drapeau !… Vraiment, ils ont beau nous appeler frères retrouvés, nous sommes d’une autre famille d’esprit. Coups de poing et coups d’épingle, voilà ce qu’on nous offre tout au long de l’année. C’est tout de même embêtant d’être serviteur dans sa maison, étranger dans son pays, traqué dans ses souvenirs, morigéné par des pédans !