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faire comprendre. Et ce cortège semblait un seul être, mesurant son pas d’un même mouvement, saisi par une pensée unique, et recueilli dans une seule tristesse.

Le lointain cimetière incliné vers la vallée du Rhône, et où cinq soldats français, déjà, reposent, se remplit de cette foule disciplinée et muette. Il y eut quelques viriles paroles, l’adieu adressé aux morts. Les soldats suisses ont tiré les salves réglementaires. Et pendant toute la cérémonie, la mère, sourde, inconsciente et désespérée, ne cessait de parler à son fils.

Des femmes en deuil s’abandonnaient à leurs pleurs. Le frère de l’autre mort sanglotait. Et à ces plaintes et à ces larmes, ii me semblait entendre répondre, par milliers, d’autres cris maternels et d’autres sanglots. La douleur unanime du monde écrasa nos cœurs, emplit brusquement l’étendue. Et l’admirable paysage, soudain obscurci, ne nous apparut plus que comme le cadre insensible de tout le déchirement humain... Peu à peu les hautes cimes dressées en face de nous, la vallée où serpentait le fleuve, les forets toutes proches, firent passer en nous l’image de la patrie. La patrie, à qui de telles souffrances sont offertes et pour qui ceux qui souffrent ne souffrent pas en vain.

Dormez donc auprès de nous votre dernier sommeil, petits soldats obscurs que nous n’avons pu sauver. Votre présence parmi nous est une chère présence. Nous vous avons vus souffrir et mourir. Et nous vous aimons davantage. Et nous les aimons davantage aussi ceux qui s’en retournent maintenant, et dont je vois les uniformes pressés sous les branches étendues de la forêt. Ils gardent dans leurs yeux l’image de cette femme courbée qui évoquait en eux la silhouette maternelle. A cet instant, la nostalgie de la patrie interdite obsède plus impérieusement leur cœur. Mais sans doute redisent-ils la parole de l’un d’eux : « C’est pour la France ! »

Et tandis que les cuivres jettent au vent les notes ardentes d’une marche triomphale, ils hâtent inconsciemment le pas ; une force nouvelle les redresse, et, par-dessus la haute barrière des montagnes, ils regardent, devant eux, l’avenir.


NOËLLE ROGER.