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Et comme il fait mine de se porter au secours de son officier, Lucien prévient son mouvement :

-— Reste tranquille. Ce n’est rien. C’est au bras.

Un silence entre les deux hommes. La fusillade est moins nourrie. Les ordres rauques des officiers prussiens déchirent les oreilles. Fabre appelle :

— Girard...

— Mon lieutenant ? répond l’ordonnance.

— Soulève-toi sur les poignets. Regarde la compagnie. Doucement, lentement, Girard se soulève. Une balle siffle.

Il s’aplatit à nouveau.

— On ne la voit plus... Ils sont tous couchés... combien sont morts ?... Il y en a qui se replient vers le ravin.

Fabre est atterré.

Un silence encore. Puis, il appelle de nouveau :

— Girard...

— Mon lieutenant ?

— Alors... la France est fichue !

Puis, il reste étendu, sans parole. Plus de douleur physique, plus d’angoisse morale. Il est sûr que la mort va venir, il l’attend. La fusillade a cessé, il n’y a que les obus qui ronflent en passant. Les cris d’agonie déchirent les oreilles : tout un peuple de soldats crie sa souffrance. Les deux vagues d’assaut, couchées dans la trame d’acier, exhalent leur plainte. Les compagnies parsèment le gazon, comme de sanglantes céréales fauchées. Toute la plaine gémit.

— Girard, dit Fabre, il nous faut partir d’ici. Ils n’auraient qu’à sortir de leur tranchée pour nous prendre.

Partir, ce n’est pas facile ; il faut ramper jusqu’au ravin : et les voilà qui se glissent par les sillons, se traînant sur le sol. Girard est d’une rare habileté ; il ne prend pas le temps de souffler : il avance comme un reptile, tirant de mètre en mètre Lucien dont le bras saigne et que la fièvre étreint. Au bout de quelques minutes, on rencontre Servajac ; il s’en retourne aussi vers la ligne de départ ; il s’est attardé à panser les camarades, bondissant d’un corps à l’autre, donnant à boire, bandant la plaie, soupirant quand c’est un cadavre qu’il a retourné.

— Le lieutenant Vaissette a pu regagner notre ligne, dit Servajac. Il n’est pas touché.

— Si on traînait l’officier, dit Girard.