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on s’organisa comme pour un long voyage. Nous partions en effet le lendemain pour Médua et nous avions l’espoir de nous y embarquer le soir même si nous trouvions un bateau ; dans le cas contraire, nous devrions, ainsi que les ministres serbes, retourner à Alessio pour y coucher et y rester jusqu’à ce que l’embarquement fût possible. Si l’avance des Autrichiens nous mettait en danger avant que nous fussions parvenus à nous embarquer, notre seule ressource serait d’aller à cheval jusqu’à Durazzo, et peut-être même jusqu’à Vallona. Il était donc prudent de préparer nos caravanes en vue de cette éventualité.

Jamais, depuis le début de l’exode, nous ne nous étions « trouvés devant un tel inconnu ; nous marchions à l’aventure.

Une fois encore, il nous fallait détruire ce qu’il restait de nos papiers et de nos chiffres.

Le 14 janvier, dès trois heures du matin, la caravane se préparait sous la surveillance de M. Briot, notre hôte dévoué ; à six heures, tout était prêt ; la caravane du ministre d’Angleterre passait devant notre porte ; nous la suivons. Il faisait encore nuit ; les rues étaient silencieuses, désertes, le bazar endormi. Dans la lumière naissante, nous longeons la forteresse ; nous sommes déjà assez loin dans la campagne quand le jour est complètement levé. La route est sèche, facile ; elle est très animée : des groupes, des cavaliers isolés, des piétons en grand nombre se hâtent vers Alessio et Saint-Jean de Médua. Des détachemens de cavalerie dirigés sur Durazzo nous dépassent. La plaine entre la Bojana et le Drin est monotone ; le ciel est gris ; les villages, rares, paraissent abandonnés ; une impression générale de tristesse plane sur la région. Des vols de corbeaux tachent de noir l’horizon. Les cadavres de chevaux que, dès la sortie de Scutari nous avions fréquemment trouvés sur notre chemin, se montrent plus nombreux ; par endroits, il y en a cinq, six, dix étendus les uns à côté des autres. Enlizés dans la boue, maintenant séchée, ils gonflent la route qui en est comme pavée ; de ces bouffissures se dégage une odeur qui effraye nos chevaux ; ils s’arrêtent ; il faut un effort pour les amener à marcher sur ces cadavres. Le charnier à travers lequel nous cheminons s’accroît sous nos yeux : épuisé, le cheval d’un soldat ou d’un réfugié ralentit sa marche et tombe ; aussitôt l’homme défait la charge, prend sur lui ce qu’il peut porter, abandonne le reste sur le sol ou le jette sur un char, s’il en vient à passer