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jetèrent à l’eau ; parmi ces derniers se trouvait mon voisin de table, aide de camp de l’amiral, qui revenait de Brindisi. Il nagea longtemps, presque nu, et réussit à se maintenir jusqu’au moment où il fut repêché. Avec d’autres naufragés, vivans ou morts, il fut apporté dans la petite pièce qui nous sert maintenant de salle à manger. L’amiral, aidé de quelques hommes de cœur, frottait, frictionnait ces corps, dont la plupart restaient inanimés. Il fallait de l’alcool. Quelqu’un se souvint qu’une caisse d’eau-de-vie, destinée à quelque ambulance russe, traînait sur la rive. Vite on la cherche, on la défonce, et on frictionne avec plus de succès les malheureux rescapés. Cette eau-de-vie sauva bien des naufragés ; c’est à elle que mon voisin dut la vie. Toute la caisse y passa, moins une bouteille. « Vous la videz en ce moment, » ajouta l’amiral, en remplissant de nouveau nos verres.

Le vent continuait à hurler au dehors ; de temps en temps, un officier entrait ; il rendait compte des dispositions prises pour l’embarquement. Vers dix heures, l’amiral se leva : « C’est le moment, dit-il. Je vais maintenant accompagner à bord le gouvernement serbe et les ministres alliés ; la vedette a quinze places, voyons… » Et il compte sur ses doigts : « M. Pachitch, six ministres serbes avec deux dames, les quatre ministres d’Angleterre, de France, d’Italie et de Russie, l’officier italien du port et moi ; cela fait le compte ; allons… » Nous demandons ce que l’on fera de notre personnel, de nos bagages, et surtout de nos chiffres. L’amiral promet que tout sera embarqué.

A tâtons, sur les rochers d’abord, sur la rive, à travers un amoncellement de caisses, de sacs, dans la boue, sous la pluie, nous marchons péniblement. L’obscurité est complète. Nous voici sur un ponton ; nous sautons dans la vedette dont nous remplissons l’étroite cabine. Ministres serbes, ministres alliés sont là, serrés les uns contre les autres ; on voudrait parler, mais les paroles restent dans la gorge ; le moment est tragique : ce n’est pas le lieu des banalités. Quant à dire ce à quoi l’on pense, personne ne l’ose ; le silence convient en un pareil instant. La vedette part, emportant le gouvernement serbe et les ministres alliés. Pendant sept à huit minutes, qui ont semblé des heures, elle navigue, ballottée sur les vagues. Un choc nous fait comprendre qu’elle a accosté la Ville-de-Bari


AUGUSTE BOPPE.