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aussi vide, — mais les canons avaient tonné pendant soixante-douze heures. Hors de l’abri des tranchées, vague sur vague, ils s’élancèrent, paysans, ouvriers, bourgeois, pauvres et riches, nos enfans, nos frères, rués à ciel ouvert contre des fils de fer et des nappes de mitraille. Partout ils refoulèrent le mur allemand. Ils furent quelques milliers qui en crevèrent, une à une, toutes les épaisseurs et passèrent de l’autre côté ; mais la trouée n’était pas assez large, et la muraille repoussée se referma derrière eux. Combien sont mêlés à cette terre que leur sacrifice a reconquise et sanctifiée pour toutes les générations de la France future !

Nous courions toujours. Enfin, la pluie cessait, mais le ciel restait noir, immobile et chargé de menaces. Sous cette voûte solennelle, on retrouvait pourtant la grâce et l’humaine beauté de ce vieux pays. La magnifique route française filait tout droit, bien jalonnée par ses grands peupliers. Quel luxe de ces routes ! Elles nous rappelaient l’ancienne France, avant l’époque de la mécanique, quand sa civilisation supérieure apparaissait d’abord, comme jadis celle de Rome, à la perfection de tant de grandes voies qui la liaient comme aucun autre pays. On passait devant des clochers de tous les âges : romans, gothiques ou classiques. Je revois les tours aiguës de l’Epine : bijou flamboyant de pierre filigranée et brunie, dorée par les siècles, au milieu d’un rectangle de sages maisons, dont les quatre lignes forment tout le village. Grande surprise, en rase campagne, de voir se lever cette chose vénérable et précieuse. Et puis, de l’autre côté de Châlons, à travers les plaines qui virent la défaite d’Attila, nous remontions dans le Nord-Ouest, en nous rapprochant des lignes allemandes. Par Suippes et Saint-Hilaire-le-Grand, les belles routes continuaient sous leurs grands arbres, aussi parfaites toujours, aussi claires et bien roulantes, mais, hélas ! ne reliant plus que des ruines abandonnées. Encore ces carapaces de maisons, dont le toit et le dedans manquent ; ces façades où le feu a dévoré tout ce qui n’est pas l’incombustible pierre, — encore ces églises violées, éventrées sur un lit de décombres ! Et dans cette désolation, toujours certains vestiges où s’atteste le vieux besoin français de style et de sobre beauté : le fronton Louis XVI d’une mairie, la corniche grecque d’un simple logis de village, les hautes cheminées Renaissance d’une grosse maison bourgeoise ! Mais tous ces bourgs et hameaux étaient