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— C’est le chemin de fer de R…, expliquait-il (R… est à quinze lieues). Vous voyez dans quel sens se suivent les flocons ? — de gauche à droite. C’est le train qui descend. D’habitude, il descend une fois par jour. Si les points blancs apparaissent plusieurs fois dans la journée, c’est que les transports s’activent vers le front. On conclut que l’ennemi prépare quelque chose.

Ces fumées si lointaines, ponctuant le cercle gris de la lunette, avec quelle attention nous les regardions ! Bien loin en arrière de la ligne de feu, dans l’intimité du pays envahi, elles étaient quelque chose de la mystérieuse activité allemande Cela traduisait une volonté venue du profond de l’Allemagne. Quelques points blancs, si vagues, et qui s’évanouissent tout de suite, et cela veut dire un train réglé à l’heure de Berlin, des troupes — les lourdes troupes grises — et des canons, des obus, du matériel d’Essen, acheminés en pleine France, vers la barrière que le peuple ennemi essaie de maintenir contre l’incessante poussée française.

Nous cherchions encore ces fumées : elles ne reparaissaient pas. On ne les découvre qu’en ce point de l’immense demi-cercle, où l’officier, chaque jour, à cette heure-là, les attend.

Par elles seules, à des yeux qui ne savent pas tout scruter, pendant quelques minutes, le pays s’était révélé vivant. Même aspect que de la plaine aperçue l’avant-veille, du revers oriental de l’Argonne : terre inanimée dont l’homme aurait achevé de disparaître. Mais combien plus vaste cette solitude, et par-là plus émouvante ! Ici ce qu’on voit de la France envahie embrasse tout l’horizon, de Bétheny près Reims, jusque par-dessus l’Argonne et presque en pays meusien, — jusqu’à ce Montfaucon qui, du dernier belvédère de la grande forêt, nous semblait déjà si loin. Et puis, par un soir d’orage, tout est plus sombre aussi. L’air, dans la direction de l’Est, a cette transparence qui souvent précède et suit les grandes chutes d’eau, et surprend dans un éclairage voilé. Les distances s’y abrègent ; mais le ciel est une blême tenture d’où pendent de lourdes nuées de deuil. Des franges de pluie traînent, brouillant les hauteurs prochaines de Nogent-l’Abbesse, et puis se propagent sur les longues croupes noires de Moronvilliers.

En bas, les ruines ordinaires ; plus loin, la ligne infinie des