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installés dans la place. Mais, une fois de plus, elle avait mal calculé. Contrairement à son attente, l’Amérique de l’esprit, qu’elle s’imaginait asservie à ses disciplines, refusait de prendre le mot d’ordre auprès de ses catéchistes et s’obstinait à vouloir s’orienter par ses propres lumières dans un sens qui n’était pas précisément celui qu’elle avait espéré. Les suppôts dociles qu’elle avait escomptés se changeaient pour la plupart en adversaires. Et quels adversaires !

Il en est un à qui la France ne saurait rendre un trop éclatant hommage. Je veux parler du doyen des universitaires américains, du président émérite de Harvard, M. Charles Eliot. Les dix ou douze conférenciers français qui, au temps de la fondation Hyde, ont été conviés à se faire entendre dans la grande Université de la Nouvelle-Angleterre ont certainement gardé, comme moi, en traits ineffaçables, le souvenir de cette belle figure méditative qu’une tache violacée marbrait sans en déparer la sévère harmonie. Je me rappelle m’être laissé dire, à cette époque, que l’Amérique avait deux présidens, l’un, Eliot, à Harvard, l’autre, Roosevelt, à la Maison-Blanche ; mais c’était toujours Eliot que l’on nommait le premier. J’étais encore à Cincinnati lorsqu’en mars 1915 il entra dans sa quatre-vingtième année. Je lui adressai mes vœux. Il me répondit : « En ces jours de lutte pour la justice et la liberté, il est doux de renouer avec un Français les liens d’une estime et d’une amitié réciproques. Les Américains cultivés ne doutent point que la guerre consacre le triomphe de la civilisation de l’âme sur la civilisation de la matière : elle apportera au monde la démonstration définitive que, dans le conflit des forces humaines, c’est à la force morale, c’est à la vertu des nations libres qu’appartient, en fait comme en droit, le dernier mot. » Et il terminait en se félicitant d’avoir connu l’extrême vieillesse, puisque, malgré les glaces de l’âge, elle lui laissait un reste de flamme à dépenser pour la cause du vrai et du juste, pour l’idéal de toute sa vie. C’est avec une ardeur, une fougue étonnamment juvéniles, en effet, que ce patriarche de l’éducation publique aux États-Unis se précipita, dès le début de la guerre, dans l’arène. Et, depuis, il n’a pas déposé la plume, forgeant article après article, pour éclairer son pays sur la signification véritable d’une mêlée où ne se joue pas seulement le sort de l’Europe, mais le destin même de l’humanité. Il va