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sans elle il ne peut vivre. » C’est en ces termes que le prince Vladimir s’adressait aux étrangers en leur donnant raison de ce défaut des Slaves. Les boyards regardaient l’ivresse comme une chose toute naturelle et qui ne portait pas préjudice à la renommée. Dans les grands festins, le maître de maison se faisait un point d’honneur de faire boire ses hôtes jusqu’à l’ivresse, et il eût été indigne de lui de ne pas les entraîner par son exemple.

Outre la bière, les anciens Russes buvaient deux espèces de boissons fermentées, le méod et le kvas qu’on appelait bragon. Ces boissons contenaient peu d’alcool ; aussi l’ivresse était-elle alors un luxe de grand seigneur. Mais, au XVIe siècle ; l’eau-de-vie fut importée d’Occident et se répandit très vite, même dans le peuple. A sa suite, l’ivrognerie augmenta dans de si effrayantes proportions qu’un écrivain allemand, Olléar, visitant Moscou au temps du tsar Michel Féodorovitch, a pu dire que les Russes s’enivraient « plus que tous les autres peuples de la terre[1]. » Mais c’est au XIXe siècle que l’eau-de-vie exerça dans les classes populaires ses plus terribles ravages. D’après les chiffres que veut bien me communiquer le docteur Mendelssohn, l’éminent spécialiste, à Pétrograd, en 1910, la consommation d’alcool à 40° était de 31 litres, 4 par personne et par an ; à Moscou, de 34 l., 2. Une ville l’emportait sur toutes les autres : Rostof-sur-Don, où cette consommation atteignit 54 l., 5 ! Plus les endroits où l’on peut acheter ou consommer sur place sont nombreux dans un pays, plus la consommation s’y accroît. Or, en 1910, la Russie comptait plus de 111 000 de ces établissemens, un pour 1 442 habitans. Les boutiques de vente de l’Etat représentaient dans ce nombre un total de 26 556, soit un établissement pour 6 053 habitans.

Telle était la situation, d’après les statistiques, lorsque, sans se laisser arrêter par aucune considération financière, et envisageant seulement le bien moral de son peuple, le Tsar décréta la mesure quasi héroïque de la suppression de l’alcool.


II. — TRAKTIRS, TCHAÏNAÏAS, KAZIONKAS

Les statistiques ne disent pas tout. Il y a aussi le scandale public, la terrible contagion de l’exemple. Celui qui n’a pas

  1. Dr Mendelssohn, Enseignement anti-alcoolique,