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beaucoup d’autres de ses pairs, il ne dédaigne pas de s’intéresser aux questions sociales. Il doit à sa compétence d’avoir été choisi par l’Empereur comme Président de la Commission d’abstinence, destinée à lutter contre la vente de l’alcool.

— L’hydre Alcool a cent mille têtes, me dit le comte Bobrinsky, et la lutte n’est jamais terminée contre lui. La suppression de l’alcool a été une question d’obéissance pour notre bon et brave peuple russe. Il a cessé de boire parce que l’Empereur l’ordonnait ; mais les infâmes trafiquans de l’alcool n’ont pas renoncé à faire renaître en lui l’ancien vice. Notre Commission se propose donc un double but : 1° poursuivre la prohibition de la vente de l’alcool, qui s’exerce surtout dans les villages ; 2° faire passer dans l’âme du peuple le sens profond de la loi dont il a accepté la lettre, en ayant recours à l’éducation anti-alcoolique.

« Ce n’est pas une mince entreprise, et la ligne de comparaison à ce sujet, entre la France et la Russie, serait difficile à établir. Vous avez maintenant visité notre Empire, vous savez quelles distances séparent les villes et les villages ; vous connaissez l’insuffisance des communications, vous avez pu vous rendre compte de l’isolement hivernal de certains groupemens humains. Mais, pour qui ne connaît pas la Russie, il est presque impossible de se représenter les difficultés auxquelles on se heurte chaque fois que l’on veut établir, par l’idée, une cohésion entre tous les habitans de l’Empire. La loi, message bref et impératif, a pu les atteindre tous et s’imposer à eux ; il n’en va pas de même de notre influence, qui ne peut s’exercer que par une suggestion lente et continue. »

Tandis que le comte Bobrinsky évêque ainsi pour moi les vastes solitudes de la terre russe, je songe à ces habitans des marais de Pinsk, vrais Robinsons des marécages, qui ne connurent la déclaration de guerre que lorsque l’hiver eut rendu leurs marais accessibles aux traîneaux en les transformant en champs de glace ! Où trouver ailleurs, et en pleine Europe, un pareil exemple d’isolement ?

— Dans les villes, reprend le comte Bobrinsky, la lutte est relativement facile. Elle peut s’y exercer de mille manières, comme chez vous : par l’enseignement de la parole et de l’image, par l’école, par les réunions du soir, par les cercles et par ce que nous appelons ici les Narodné-Dom (maisons du peuple). Mais