Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 37.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

horizons. Ce ne sont pas des allégories : ce sont des emblèmes du songe que la réalité contient — ou suggère, qui sait ?

La réalité est pleine de songe. Et elle est pleine de souffrance. Le poète, qui l’a examinée, sentie et même endurée, y prend le songe ; mais, la souffrance, il ne va point la négliger. Le passeur d’eau, le fossoyeur, et les pêcheurs, et les cordiers sont des symboles, sont aussi des hommes qui souffrent. Peu à peu, l’art et la pensée de Verhaeren s’enrichiront d’un nouveau souci, moral et social. Le poète des Villages illusoires devient le poète des Campagnes hallucinées et des Villes tentaculaires. Hallucinées, les campagnes : ce sont les villes, dont l’attrait les fascine et qui, de leurs tentacules, auront bientôt fait de les vider. Les villages abandonnés, les fermes délaissées, le « cadavre des vieux labours ; » et, dans les villes, foule et vacarme ; et, sur les routes qui vont des villages aux villes, la horde des buveurs de pluie, lécheurs de vent, fumeurs de brume ; aux champs, demeurés seuls, des fous qui vaticinent la mort du sol !… Ce problème des campagnes désertées n’est pas d’hier : et, il a troublé Virgile. Mais, lui, Verhaeren n’aboutit guère à des Géorgiques. Sa conclusion ? Lisez les Aubes, drame mêlé de prose et de vers mêlé d’idées qui un instant su dessinent et de fumées où les idées se perdent. Parmi ces fumées, on aperçoit une terrible mêlée des appétits, des instincts et des résistances ; on aperçoit des heurts, des écroulemens, autant de mort que de naissance, autant de soir que de matin : pourtant, c’est l’aube, difficile et sombre, mais l’aube.

Cette aube s’éclaire, dans les poèmes plus récens de Verhaeren, dans Les forces tumultueuses dans La multiple splendeur, dans Les rythmes souverains et dans Les blés mouvans. On y voit se dégager lentement, et avec un dur effort, et puis avec une joie magnifique, une nouvelle confiance. Le poète a épié l’immense aventure de la vie : tant de « forces tumultueuses » l’ont surpris, l’ont heurté, blessé. Il a eu d’abord la velléité de s’éloigner d’elles, de se confiner à l’écart. Mais elles le tentent, le prennent…


L’âpre réalité, formidable et suprême,
Distille une assez rouge et tonique liqueur
Pour s’en griser la tête et s’en brûler le cœur.


Il maudissait les villes, où se déchaînent plus terriblement les forces tumultueuses : et il les aime par-dessus les campagnes…


Vous existez en moi, fleuves, forêts et monts,
Et vous encor, mais vous surtout, villes puissantes,