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on ne pénètre jamais toutes les arrière-pensées, il n’est pas permis de se méprendre sur les sentimens d’un interlocuteur. Un Grec est incapable de conserver de la sympathie pour un peuple naïf. Nos amis nous seront plus amis s’ils nous trouvent impitoyablement clairvoyans, car nous leur paraîtrons alors plus aptes à bien mener l’affaire où nos intérêts sont liés, l’affaire qu’ils veulent bien entreprendre avec nous, mais non pas sans garanties… Et la candeur d’un associé n’est pas une garantie pour le succès de l’association.

« Si je vous expose ainsi la situation telle que je la vois, en ce printemps de 1916, c’est pour vous permettre de comprendre les difficultés inouïes, exceptionnelles, que rencontre ici l’armée d’Orient.

« Qu’est-ce que la guerre ? C’est la mise en œuvre complète, sans limite, sans restriction, de tout ce qui peut produire la victoire ; des moyens les plus divers, les plus vastes comme les plus infimes, ceux qui dépendent du droit et ceux qui dépendent de la force. La guerre n’est pas du relatif, mais de l’absolu.

« Eh bien ! voyez maintenant notre armée obligée de faire la guerre ici, dans un pays où on ne lui a pas permis de se déclarer souveraine maîtresse, où elle est obligée par tout et pour tout d’accepter une collaboration, de demander une autorisation, de vaincre sans cesse l’opposition avouée ou sournoise de ceux qui sont, pour elle, des ennemis. Tâchez d’entrevoir les mille embarras apportés ainsi au fonctionnement de nos services. On met des pierres sur notre chemin pour nous faire butter : nous écartons ou franchissons l’obstacle, mais que d’énergie gaspillée et de temps perdu ! Les règlemens militaires n’ont pas prévu cette guerre paradoxale qui ne se livre ni en territoire allié, ni en territoire ennemi. Nous n’avons même pas, à Salonique, le droit de réquisition. Il suffit que le premier indigène venu refuse de nous louer ou de nous vendre un objet pour nous créer les pires difficultés. Conçoit-on cela, en France ? Comprend-on que la vie courante de cette armée n’a rien de commun avec la vie d’une armée évoluant en Lorraine ou en Picardie, ou avec la vie d’une armée qui se trouverait en Allemagne ? Dans tous les cas précités, un général a le droit d’agir, puisqu’il s’adresse soit à des Français, soit à des ennemis… Ici, tout se passe par concession, — et