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dans mon hamac : j’ai dû me protéger contre ces grâces indiscrètes par quelques fils de fer aménagés en piège. Vous ne savez pas tout ce qu’on fait avec du fil de fer. C’est certainement un des principes de l’univers. Tous les soirs, quand l’ombre s’étend sur la montagne, nous sortons de nos buissons avec d’énormes bobines de barbelés. On entend pendant une heure ou deux le rythme des maillets qui enfoncent les gros piquets ; puis, de l’un à l’autre, on fait courir le réseau argenté. Ce sont, pour ces pauvres prairies sans faucheurs, les fils de la vierge de cet été guerrier., Tout cela, sans doute, n’est pas sans charme. Pourtant, je le confesse, une permission, ne fût-ce que de quatre jours, ferait mieux mon affaire ; mais j’ai fait mes calculs : et je ne puis y prétendre avant le début d’octobre. D’ici là…

D’ici là, vous aurez fait quelques nobles articles, et proposé, à l’admiration de ceux qui ont encore le temps de songer et de lire, cette « troisième France » en vérité admirable, la France des poilus de seconde classe, pauvres héros anonymes qui font de grandes choses sans le savoir ou plutôt sans le dire.

Adieu, cher ami ; je retourne près de mes sacs à terre qui vont me couronner à merveille une excellente tranchée de Manquement.


A sa femme.

Au nez des Boches, sous le clair de lune. En campagne, dans tous les sens, ce 21 septembre, 22 heures.

Ceci est pour me distraire un peu, et pour te distraire aussi. La lune est si ronde, si lumineuse dans un ciel si pur que je pourrais lire mon journal, si le Temps était un peu moins ample et son développement moins sonore. Mais je ne résiste pas à la tentation de t’écrire quelques lignes sur mon genou. Calme absolu, pas un souffle : un air léger et subtil vous enveloppe. Devant moi, les hautes collines que les Boches profanent plongent silencieusement dans la douce lumière de l’horizon. Pas un aboiement de 75, pas un sifflement de balle ; « Polyte » lui-même se tait. Très loin, par intervalle, on entend un grondement d’artillerie lourde. Un peu à l’arrière, nos travailleurs enfoncent les piquets de notre nouveau réseau ; les grosses masses, emmaillotées dans des sacs, tombent sur la tête des piquets avec un rythme sourd ; une chouette, qu’un rayon de